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Une réaction s’était opérée parmi les habitants, le danger du malheureux navire leur avait fait presque oublier celui non moins terrible auquel eux-mêmes étaient exposés.

L’homme n’est ni entièrement bon, ni entièrement méchant ; pris en masse, les individus deviennent meilleurs, l’humanité ne perdant jamais ses droits ; les colons s’ingénièrent pour porter secours au navire en perdition, mais à leur grand regret, les moyens manquaient ; ils ne pouvaient que former des vœux ardents mais stériles pour que, par un hasard providentiel, il échappât au naufrage.

Mais déjà le pauvre navire n’était plus pour ainsi dire, qu’une épave, flottant au caprice des flots ; son allure devenait de plus en plus significative, l’eau s’engouffrait dans sa cale par quelques déchirures faites au-dessous de la ligne de flottaison ; tantôt il tournoyait sur lui-même, ou bien il s’avançait par le travers, ou l’arrière en avant parfois, il donnait tellement à la bande, soit sur tribord, soit sur bâbord, qu’il semblait sur le point de chavirer ; d’autres fois, il plongeait avec une telle force de l’arrière ou de l’avant qu’il disparaissait au milieu des lames furieuses, et que pendant quelques instants on le croyait sombré ; mais il n’en était rien ; il se relevait comme un cheval sous l’éperon, reprenait sa course affolée et se rapprochait de plus en plus du rivage, ou plutôt des rochers dont bientôt il ne fut plus éloigné que d’une portée de fusil, et vers lesquels il continuait opiniâtrement à se diriger.

Personne n’apparaissait à bord.

Ou l’équipage avait été enlevé par les coups de mer, ou il avait abandonné le bâtiment ; la seconde hypothèse semblait beaucoup moins probable que la première à cause de la force de la tourmente ; une embarcation quelconque n’eut pas impunément flotté pendant cinq minutes sur le dos des lames furieuses, elle eut été broyée contre les flancs du navire ou engloutie en essayant de s’en éloigner.