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Pas un mot ne fut échangé entre les deux hommes durant tout le trajet — et il fut long — de la rue des Batailles à la rue Royale.

On stationna enfin.

Les deux voyageurs descendirent.

L’ex-agent paya, puis, prenant le bras du jeune ouvrier, il alla du côté du boulevard.

À la hauteur de la rue Saint-Honoré un embarras de voitures les força à s’arrêter devant un cabaret qui existait alors à l’angle de la rue Royale et de la rue Saint-Honoré, ayant pour enseigne : À la Porte Saint-Honoré.

— Ah çà ! monsieur Jules, fit Rifflard, qui profita de la circonstance pour adresser la parole à son taciturne compagnon, ah çà ! vous m’aviez dit que nous allions causer. Il faut croire que l’envie vous en a drôlement passé, ou bien que vous avez perdu la langue ?

— Hein ! quoi ? Il n’y a rien de drôle dans tout cela, fit l’autre, qui ne donnait évidemment aucune attention à sa réponse.

— Parbleu ! je m’en doute bien qu’il n’y a rien de drôle… pas même de donner le bras à un particulier plus sombre que s’il ruminait un mauvais coup.

— Un ?

— Un crime !

— Un crime ! Qui parle de crime ici ? s’écria l’agent avec un tressaillement nerveux.

Ce tressaillement n’échappa point à son compagnon.

— Qui en parle ? moi !

— Et à quel propos ?

— À propos… à propos de ma soif… J’étouffe… Je boirais bien quelque chose… Si nous entrions là-dedans…, ajouta-t-il en montrant le cabaret de la Porte Saint-Honoré, ça vous délierait le larynx…

— Peut-être bien.

Au moment d’entrer dans ce bouchon, M. Jules se retourna vers Rifflard et lui dit avec un mauvais sourire :

— Ne joue pas à ce jeu-là avec moi, petit… Il t’en cuirait.

— Laissez donc, répliqua l’autre en hochant la tête, vous mettez de la malice dans la chose la plus innocente.

— Tu veux me faire boire ?

— Pour vous faire jaser, pas vrai ?… C’te bêtise !… Puisque vous ne demandez qu’à aller ! répondit l’ouvrier cambreur, qui chercha à rompre les chiens, se voyant découvert.

— C’est vrai ? la même idée m’était venue.

— Ah ! bien, vous me voulez promener dans les vignes du père Noé… Après tout, ce ne serait pas de refus.

— Mais je n’ai pas de temps à perdre ; sans cela, quoique je sois sûr que tu tiennes pas mal de litres, je t’aurais montré ce que c’est que ma tête.

— Cristi ! vous m’en faites venir l’eau à la bouche.

— Essuie-toi le bec et n’y pense plus, mon garçon.

Tout cela se disait en marchant.