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Toujours est-il qu’après avoir étudié l’enfant sous toutes ses faces, la comtesse de Casa-Real, que, pour plus de commodité, nous appellerons M. Benjamin dans ses excursions masculines, se décida à rompre le silence.

Voyant que le gamin était bien résolu à ne faire que répondre à ses interrogations, elle lui dit :

— Es-tu occupé ce soir, petit ?

— Ni oui, ni non, répondit Mouchette de sa voix la plus nasillarde.

— Et cette nuit ?

— Ni non, ni oui.

— Jolies réponses. Si tu ne m’en donnes que de pareilles, nous ne perdrons pas de temps et nous entamerons ensemble des relations nombreuses et suivies.

Le gamin ricana un : Faudra voir ! qui fut un coup d’éperon pour M. Benjamin.

— Si je ne vais pas droit au but, pensa-t-il, je n’obtiendrai jamais rien de ce petit misérable-là.

De son côté, l’embryon se tenait à part lui le langage que voici :

— Parce qu’on porte un jupon le matin et des culottes le soir, faut pas croire, mon bon ou ma bonne chérie, qu’on mécanisera la jeune France de la rue Mouffetard. Remue ton chiffon rouge, mon petit vieux, et s’il y a de la braise à réchauffer, on t’en donnera pour tes roues de derrière, pour tes jaunets ou pour tes fafiots, ma bonne petite vieille !

Souvent, quand il réfléchissait, Mouchette réfléchissait dans une langue mi-faubourg Saint-Germain, mi-cour des Miracles.

— J’ai besoin de toi, lui dit brusquement M. Benjamin.

— Je comprends ça.

— Je te dirai pourquoi tout à l’heure.

— Il ne sera pas de trop, fit Mouchette de son intonation la plus grave, quoique, après tout, ce ne soit pas indispensable. Le motif de vos actions, de vos faits et gestes m’est complètement inutile ; c’est le but qu’il faut m’expliquer.

— Gamin, pas de phrases ! riposta moitié brutalement, moitié gaiement son compagnon.

— La langue est un bel instrument, c’est même mon plus beau, m’sieu Benjamin. Si vous m’empêchez de m’en servir…

— Encore ! Je fais arrêter le fiacre.

— Vous le payez… j’ai plus de deux heures ! ricana Mouchette.

— Et je te plante là pour ne jamais te revoir.

Le gamin poussa un sanglot, s’essuya les yeux avec le revers de sa main gantée, — il avait un gant changeant comme les nuances de l’arc-en-ciel, à la main droite, — puis s’affermissant sur son siège :

— Vous êtes étranger ! m’sieu Benjamin. Vous ne savez pas ce que blaguer veut dire. Parlons comme des hommes. Agissons comme des femmes. Et, par les cheveux gris de m’man Pacline, si nous ne réussissons pas dans l’affaire que vous allez me proposer, c’est que M. de Belzébuth se mettra dans le jeu de nos adversaires. Allez, je vous écoute comme si vous portiez le Saint-Sacrement à mon propriétaire.