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— Merci. J’espère, en effet, m’amuser ce soir, fit la créole avec une expression indéfinissable.

— Faut-il vous éclairer ?

— Oui, prends une lanterne et conduis-moi.

Anita alluma une lanterne sourde et précéda sa maîtresse.

Elles atteignirent la porte fantastique par laquelle l’agent de M. Jules était sorti sans s’en douter.

— Toute réflexion faite, ne m’attends pas, chica.

— Je veillerai malgré moi, répondit Anita.

— À ton aise. Après tout, peut-être vaut-il mieux que tu m’attendes, prête à m’ouvrir au premier signal.

— Merci, maîtresse.

— Ouvre.

La quarteronne poussa un ressort.

La muraille se fendit, comme cela était déjà arrivé pour maître Charbonneau.

Mme de Casa-Real adressa un dernier signe de recommandation muette à sa jeune servante et sortit.

La porte dérobée se referma sur elle, au moment même où l’agent de police doublait l’angle de la rue et s’engageait dans l’avenue des Champs-Élysées.

Sans penser à lui, notre héroïne prit aussi cette direction.

Il faut lui rendre la justice de reconnaître que son cœur n’avait ni un battement, ni une pulsation de plus.

Elle arriva rapidement à l’extrémité de la rue.

Grâce aux marchands de toutes sortes : tirs à l’arquebuse, tirs aux macarons, Guignols et consorts, qui encombraient les allées et les contre-allées de la grande avenue parisienne, grâce à leurs nombreuses boutiques ou baraques éclairées presques a gornio, cette promenade favorite du peuple le plus badaud de l’univers était aussi vivante, aussi pleine que dans la journée.

Doña Hermosa se mêla bravement à la foule.

Elle suivit le flot.

Elle était si complètement entrée dans la peau de sa petite création masculine, que personne ne la remarqua.

Les gamins eux-mêmes, ces rois du carnaval, lui accordaient le droit de masculinité.

Pas un cri malséant ne vint l’assiéger ni la poursuivre dans sa marche rapide, quoique entravée par le flux et le reflux des promeneurs.

Doña Hermosa marcha ainsi, coudoyant et coudoyée, bousculant les uns, bousculée par les autres, jusqu’à la rue Saint-Florentin.

Là, elle se vit libre de respirera pleins poumons.

Même à l’époque des réjouissances et des fêtes publiques, la rue Saint-Florentin ne perd pas sa couleur tranquille et aristocratique.

Peu de passants.

À peine quelques propriétaires — nous allions ajouter féodaux — pressés de rentrer dans leurs demeures silencieuses.

Presque à l’angle de cette rue, à une dizaine de pas de l’ancien hôtel de Talleyrand-Périgord, un fiacre stationnait.