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préférant les louer à bas prix, plutôt que de ne pas les louer du tout, se trouvaient ravis d’avoir pour locataires ces Raphaëls, ces Mozarts au petit pied et ces Mimis Pinsons si blondes et si peu vêtues.

Tout ce petit monde vivait, allait, venait, grouillait modestement.

Dans ce milieu, on se serait cru à cent lieues de la grande ville, au fond d’un vieux trou de province, dont la population se fond petit à petit, au lieu de croître et de multiplier.

On se figure tout cela difficilement, aujourd’hui que le quartier de la Madeleine devient l’un de nos plus beaux quartiers ; aujourd’hui que la rue d’Astorg, refaite de pignon en pignon, appropriée au luxe actuel, n’abrite plus que des millionnaires.

Au deux tiers à peu près de la rue, non loin de la place de Laborde, dans la partie nommée, jusqu’en 1840, rue de la Maison-Neuve, partie que le percement du boulevard Malesherbes a fait disparaître, se trouvait une vieille maison portant le n° 35.

Ses six étages, sordidement écrasés les uns par les autres, son aspect délabré tranchaient rudement sur les riches demeures qui l’entouraient.

Ils tranchaient d’autant plus, que l’œil d’un artiste eût promptement reconnu la superposition, l’ajout de ces étages au corps de logis primitif. Cette maison était, selon toute apparence, une des premières de la rue. On en avait tant bien que mal effacé la façade seigneuriale pour la remplacer par une pépinière à locations.

D’une ruine majestueuse, la main sacrilège mais habile d’un architecte ou d’un entrepreneur de bâtisses avait fait une de ces misérables tours de Babel bourgeoises, incommodes, insalubres, et pourtant combles de la cave jusqu’au grenier.

Quel qu’il fût, ce bâtiment mi-parti Louis XVI, mi-parti moderne, contenait deux corps de logis, séparés par une vaste cour.

À l’intérieur, deux escaliers et des portes de communication, percées dans les ailes de droite et de gauche, reliaient ces corps de logis.

Une large porte cochère, cintré à son fronton, donnait accès dans un vaste corridor, attenant à la cour.

À droite de ce corridor, la loge du concierge, composée de deux grandes pièces, bien éclairées, larges, aérées, luxe inouï à cette époque où les concierges n’étaient encore que des portiers.

À gauche, une porte vitrée battante, s’ouvrait sur un escalier aux dalles de marbre, surmonté d’une rampe en fer forgé et travaillé de main de maître.

Seulement le temps avait passé par là.

Le fer était tordu et rouillé.

Au fond de la cour un double perron de cinq ou six marches conduisait aux appartements du second corps de logis.

Toutes les fenêtres de ces appartements demeuraient hermétiquement fermées.

Selon toute apparence, personne, depuis longtemps, ne les habitait.

Pourtant, certains locataires assuraient que parfois, la nuit, ils avaient aperçu des lueurs sinistres filtrer à travers ses volets toujours clos.