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se sont engouffrés dans l’immense vomitorium ; la foule des badauds diminue, s’écoule, disparaît et le passage redevient désert et silencieux.

Seuls quelques pâles voyous le traversent de temps à autre pour vendre du feu à un noctambule attardé ; et quatre ou cinq décrotteurs faméliques attendent à l’entrée, l’arme, c’est-à-dire la brosse au bras, une victime à la chaussure maculée, qui ne se presse pas d’arriver.

Or, la nuit dont nous parlons, la nuit du samedi au dimanche gras, une heure après l’ouverture du bal, deux groupes, composés, l’un de trois dominos noirs de tournure masculine, l’autre de trois hommes en costume de ville, quittaient le bal dans lequel ils étaient entrés depuis peu d’instants.

Ils tournèrent à gauche, traversèrent la galerie du Baromètre, alors presque déserte, et débouchèrent sur le boulevard.

Là, d’un commun accord, ils s’arrêtèrent silencieux, et les habits noirs à une certaine distance des dominos. Ces derniers portaient des masques, mais les éclairs menaçants de leurs yeux faisaient bien le pendant du frémissement qui agitait les lèvres d’un de leurs antagonistes.

Nous disons antagonistes, car, sans l’ombre d’un doute, ces six personnages ne se trouvaient là, attendant et anxieux, ni pour se rendre à un joyeux souper, ni pour y chercher les éléments d’une orgie nocturne.

Du reste, autant qu’on en pouvait juger par leur tenue et par leurs manières, ils semblaient tous appartenir au meilleur monde.

Quelques minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles aucune parole ne fut échangée entre eux.

Enfin, celui des habits noirs qui témoignait le plus d’impatience, n’y tenant plus, s’adressa à l’un de ses amis et lui dit d’une voix qu’il ne prit même pas la peine d’amortir :

— Ce monsieur nous fait bien attendre : il ne reviendra pas. Nous en aurions eu plus tôt fini en prenant des fiacres et en passant chez toi. Rioban : tu as tous les outils nécessaires.

Rioban allait répondre, mais un des dominos, se détachant de son groupe et s’adressant à celui qui venait de parler :

— Vous vous trompez, monsieur, dit-il, notre ami ne tardera pas. Et quant aux armes, soyez tranquille, vous trouverez là-bas toutes celles qui vous conviendront.

— Le voici ! s’écria un second domino, désignant deux voitures de remise qui au même instant s’arrêtaient en face d’eux.

Un quatrième domino noir, assis auprès du cocher de la première voiture, descendit vivement, ouvrit la portière et offrit aux trois habits noirs de monter.

Il y eut un moment d’hésitation.

— Nous vous suivons, messieurs, fit en souriant l’un des hommes masqués.

On monta.

Les deux voitures se suivant de près roulèrent rapidement dans la direction de l’église de la Madeleine.

— Au bout de vingt minutes de marche on s’arrêta.