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cette prophétie de la Bohémienne, elle me laisse bien tranquille ; si je dois être tué par un ami mort par mon ordre, comme jamais je n’ai eu d’autre ami que vous, mon camarade, et que grâce à Dieu ou au diable vous êtes bien vivant, j’ai encore bien des années devant moi avant de rejoindre tous ceux que j’ai tués. Vous confesserez-vous à votre tour, maintenant ?

— C’est bizarre, répondit Felitz Oyandi comme s’il se fût parlé à lui-même, toutes ces prophéties, en apparence absurdes dans la forme, se réalisent presque toujours à la lettre. Vous êtes Basque comme moi ; mieux que tout autre, vous comprendrez cette superstition, qui forme pour ainsi dire le fond de mon caractère, et dont jamais je n’ai réussi à me débarrasser entièrement…

— Ce n’est pas étonnant, notre pays pullule de sorcières. Dès nos premiers jours, nos nourrices nous bercent avec des contes absurdes, où sorciers et sorcières, diables ou diablotins jouent toujours le premier rôle, avec les fantômes ou les spectres : on serait superstitieux à moins… Surtout, lorsque, comme vous, on est né et on a été élevé dans un village perdu dans les montagnes et par cela même réfractaire à tout progrès.

— Ce doit être cela ; ce qui est certain, c’est que malgré tous mes efforts et les raisonnements les plus sensés, je suis aujourd’hui ce que j’étais étant enfant, c’est-à-dire crédule, infatué de toutes ces stupidités et me laissant plus que jamais dominer par elles.

— Cela me semble très naturel ; voyons, de quoi s’agit-il ?

Felitz Oyandi sembla se recueillir un instant.

Puis, il reprit d’une voix rauque et basse, étreinte par une émotion intérieure vainement combattue.

— Vous vous rappelez sans doute cette hutte des Montagnes-Rocheuses, appartenant au Canadien La Framboise ?

— Vous et moi, mon camarade, dit le Mayor en fronçant le sourcil, nous avons de terribles raisons de nous en souvenir !