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de doña Luz. je ne sais pourquoi, m’avait pris en grippe : ma vue seule le mettait dans des fureurs épouvantables ; j’étais désespéré, et je me demandais si je ne ferais pas bien de me débarrasser de ce père intraitable avec un bon coup de couteau, et d’enlever ensuite la jeune fille, lorsque la pensée me vint de confier mon chagrin au Mayor.

Il interrompit un instant ce récit, qu’il faisait avec une désinvolture et un cynisme effrayants, et se tournant vers le chasseur :

— Cœur-Sombre, lui dit-il, c’est surtout pour vous que je raconte cette histoire ; vous comprendrez bientôt pourquoi.

— Je le comprends déjà, répondit Julian ; mais continuez, le temps passe.

— C’est vrai, et vous avez hâte d’être débarrassé de moi, fit-il en ricanant. Écoutez donc, j’aurai bientôt fini. Je reprends : le Mayor rit beaucoup de ma confidence ; il me dit que j’étais un imbécile et un maladroit, mais qu’il verrait ce qu’il pourrait faire pour me servir.

» Ce qu’il fit, le voici :

» Quelques jours plus tard, le Mayor me dit : Mon garçon, ne pense plus à cette jeune fille, jamais tu n’arriveras à rien avec elle ; elle ne t’aime pas et sa famille ne veut pas entendre parler de toi, ton atroce figure a produit son effet ; il faut en faire ton deuil ; mais, comme cette jeune fille est fort jolie, que je lui plais et que je l’aime, je t’annonce que je l’épouse demain. Je l’ai demandée à son père, qui me l’a accordée avec une fort jolie dot.

» Je restai atterré ; il me rit au nez et me tourna le dos. Le lendemain, comme il me l’avait annoncé, il épousa la jeune fille, et un mois plus tard il l’emmena à Santa Fé, où il loua pour elle et pour lui une magnifique maison sur le plaza Mayor. Ne pouvant me venger, je rongeai mon frein sans oser me plaindre : je fis plus, je me moquai de moi-même, de ma sotte passion ; bref, je fis si bien que je réussis à tromper le Mayor lui-même et à le convaincre que j’avais tout oublié.

» Je souffris ainsi pendant dix longues années, sans