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che, seront un remercîment pour moi… qu’elle appellera son sauveur ! (Se relevant joyeusement.) Ah ! je respire à l’aise, je suis fier de penser que j’aurai tenu une place dans la vie de cette adorable créature !…

Tigrero. Eh bien, croyez-moi, n’y tenez que la plus petite place possible ; je préfère cela.

Horace. Pourquoi donc ?

Tigrero. Je vous le dirai. La vie est ainsi faite qu’on n’y peut rencontrer un ange sans y coudoyer un démon… Mais ce n’est pas l’heure de philosopher. Allons coucher l’ange sur son lit d’herbe fraîche ; il sera toujours temps de penser au diable.

Angela, ouvrant les yeux. Luisa !… Cornelio !

Luisa. Nous voici, nous sommes là, chère maîtresse.

Cornelio. Revenez à vous, ne tremblez plus ; ouvrez les yeux et regardez votre sauveur.

Angela. Mon sauveur ?… Ah ! en effet, je me souviens. (Essayant de se soulever.) Monsieur… pardonnez-moi de m’être évanouie comme une petite fille sans courage… Je le regrette, puisque je dois à ce sot accident de ne pas vous avoir plus tôt exprimé toute ma reconnaissance.

Horace. Ah ! ce seul regard m’a déjà trop récompensé, señora. Vous avez besoin de repos ; je vous ai fait préparer un abri sous les feuilles… et si vous le permettez…

Angela. Señor cavalier, je m’abandonne à vous en toute confiance. (Elle se lève, et aidée d’Horace, de Cornelio et de Luisa, elle se dirige vers le gourbi de branches, où elle entre avec ceux qui l’accompagnent.)

Horace, à Tigrero. Songe au campement, Valentin, c’est ici que nous passerons la nuit.

Yvon. Le campement, c’est bien, mais le souper, ce serait mieux. Aimez-vous cette vie-la, monsieur Valentin ?

Tigrero, riant en s’occupant de vider les sacs. Ah ! je te vois venir, vieil Yvon. Tu trouves que tout cela manque un peu de régularité ?

Yvon, tout en dressant une petite table à développement qu’il a tirée des bagages. Monsieur, je suis humilié à l’idée que j’ai étudié pendant trente ans les détails les plus minutieux du service de chambre, du service de table et du service d’office, et qu’après trente années d’études et de réflexion… me voilà forcé de recommencer, et que je suis aussi neuf dans ces forêts vierges, que le ciel confonde, que si je n’avais eu à servir jusqu’ici que les moissonneurs de la Brie ou les maçons du Limousin. Oui, monsieur Tigrero, cela ne laisse pas que de jeter une certaine amertume sur mes vieux jours ; on ne déjeune plus, on ne dîne plus, on ne soupe plus… On mange quand ça se trouve, et quand on a faim, comme les bêtes. Et vous appelez cela, vous, redevenir un homme… homme des bois, je veux bien !

Tigrero, riant. Ah ! mon pauvre Yvon, tu n’es pas au bout de tes peines ! tu en verras bien d’autres, une fois à San-Francisco, la capitale de l’excentricité, un pays où l’imprévu est naturel, l’extraordinaire tout simple, et le désordre la loi générale !

Yvon. Ah ! mon Dieu, que m’apprenez-vous là ?

Tigrero. Un amas de cabanes en bois, où tous les aventuriers du globe se sont donné rendez-vous ! une Babel où l’on parle à la fois anglais, français, portugais, espagnol, allemand, américain, russe et chinois ; où l’on joue et où l’on se bouscule du matin au soir ; où l’on joue encore et où l’on se bat du soir au matin ; où, sur un coup de dé, des drôles deviennent millionnaires ; où, sur un tour de raclette les millionnaires deviennent des mendiants ; où les bacheliers cirent des bottes ; où des palefreniers enrichis se font traîner par des hommes, quand les voitures font défaut ; où chacun ne vaut que juste la somme qu’il a dans sa poche ; une fourmilière en ébullition, un tumulte venu des quatre points cardinaux ; où l’on crie, où l’on sacre, où l’on boit, où l’on se vole, où l’on s’assassine, où enfin les trois quarts et demi des gens ont un bon grain de folie… là… au cerveau, et la maladie de la vigne, ici… sur la conscience !

Yvon. Bonté divine !… c’est l’antichambre de l’enfer !… mais…

Tigrero, se retournant. Qu’est-ce qu’il y a ?

Un aventurier, en sentinelle au fond. Un voyageur à cheval, suivi de quelques domestiques.

Tigrero. Ne laissez approcher qu’à bon escient.

La sentinelle. Qui vive ?



Scène V

Les Mêmes, DON LUIS, suivi de deux péons à pied et armés ; don Luis, riche costume mexicain, sombrero, sarapé, bottes, cravache, etc.

Don Luis. Ah ! rassurez-vous et regardez-moi, je ne crois pas être vêtu de peau de bison et tatoué comme un Comanche. Salut, cavalieros, je meurs de faim et de soif, et ma provision de cigarettes est épuisée depuis ce matin… Une pincée de tabac d’abord, et place à votre feu ensuite, car voici la nuit, et si j’en crois la fusillade que j’ai entendue, la forêt n’est pas très-sûre en ce moment. (Il descend tranquillement de cheval et jette la bride à son péon.) Rodriguez, va-t’en attacher mon cheval près de ceux de ces honnêtes cavaliers, et dis à mes hommes de veiller aux environs. (Prenant le sac au tabac de Tigrero.) Vous permettez ? (Il s’assied.)

Tigrero, riant et lui frappant sur l’épaule. Eh bien, vous m’allez, vous.

Yvon. Si c’est là une manière de se présenter dans une maison ! (Allant à la hutte.) Monsieur le comte !… monsieur le comte !… monsieur le comte est servi !



Scène VI

Les Mêmes, HORACE, sortant du gourbi.

Horace. Bien, bien, mon brave Yvon ; on y va. (À lui-même, et les yeux fixés sur la hutte de feuillage qu’il vient de quitter.) Une âme exquise, une beauté souveraine, une enfant !… une fée ! Quelle est donc cette terre qui produit de pareilles fleurs ?

Don Luis, à Tigrero, continuant une conversation entamée d’abord à voix basse. Je me rends à San Francisco, et je vous dois sans doute la vie, car ma troupe est peu nombreuse, et je fusse certainement tombé dans une embuscade, si vous ne m’aviez vaillamment déblayé le passage.

Horace, qui a écouté. Cette voix !… Un nouveau venu, un jeune homme ?… (Don Luis le regarde.) Ciel ! est-ce une illusion ?… Ce regard ? ces traits ?…

Don Luis, se levant. C’est à moi que vous parlez, monsieur, me connaissez-vous ? (Il laisse tomber à terre son sarapé et apparaît dans un costume élégant de chasseur, revolver à la ceinture.)

Horace, troublé. Si… je… non ! pardonnez-moi ! une ressemblance singulière avec une personne…

Tigrero, intervenant. Ce jeune cavalier n’ayant qu’une faible troupe, suivant la même route que nous, nous a demandé place au feu de notre bivouac, et l’hospitalité pour cette nuit.

Don Luis. Je comprends, du reste, que vous ne deviez pas vous livrer à un étranger, et pour ne pas vous demeurer plus longtemps inconnu, je prendrai la liberté de me présenter moi-même : je suis don Luis d’Aguilar, neveu de don José d’Aguilar, l’un des principaux banquiers de Mexico.

Horace. Don Luis d’Aguilar !

Don Luis. Ce nom rappelle-t-il en vous quelque souvenir ?

Horace. Oui, en effet, le nom et le visage ?

Don Luis, riant. Oh ! regardez-moi tout à votre aise, monsieur ; je bénis le ciel qui m’a donné le visage d’un de vos amis, car le plus grand de mes désirs est de devenir aussi le vôtre. Vraisemblablement je vous dois la vie. Permettez-moi de vous serrer la main. (Ils se donnent la main. Horace frissonne à ce contact ; don Luis sourit.)

Horace, appelant. Yvon !

Yvon. Monsieur !

Horace. Sers-nous à souper !

Yvon. Mais monsieur est servi depuis longtemps !

Horace, à Yvon. Un troisième couvert !

Tigrero. Pardon, cher comte, permettez-moi de souper avec mon vieil ami Curumilla.

Horace. À ton aise !… (À ses compagnons.) Mangez, mes braves, et mangez bien, car la journée de demain sera rude. (À don Luis.) Permettez-moi, mon jeune cavalier, de vous offrir une place à ma table.

Don Luis. Volontiers.

Horace. En vérité, don Luis, si au lieu de ces beaux cheveux bruns qui encadrent si bien votre visage, vous eussiez eu des tresses blondes, tirant un peu sur l’or florentin, au lieu de vous tendre la main, je crois que je vous aurais sauté au cou.

Don Luis, à table. Bah !

Horace. Don Luis, je ne vous ai pas dit mon nom !

Don Luis. J’attends.

Horace. Eh bien, je suis le comte Horace d’Armançay.

Don Luis. Êtes-vous ce comte Horace d’Armançay, à qui le président Santa-Anna vient d’accorder une concession de placers dans la Sonore ?

Horace. Précisément.

Don Luis. On parle de vous à Mexico, et l’on discute vos chances. Prenez garde à un nommé Sharp, un émissaire secret des États-Unis, chargé, dit-on, de créer une compagnie rivale.

Horace. On m’en a parlé… mais revenons à vous. Vous ne me demandez pas pourquoi si vous aviez eu des cheveux