Aldegonde. Vous entendez, Arthur, c’est comme cela que je veux être aimée !
Arthur. Ah ! ça m’est égal, moi, je suis myope ! (Il met son lorgnon.)
Horace. Et d’autant plus jaloux que je n’avais nul droit de l’être !… une inclinaison de tête… un pâle sourire, voilà, durant une année, quelles furent les récompenses de cet amour sans bornes ! Oh ! me disais-je, est-ce possible ? ces yeux profonds, ces yeux ardents ne seraient que des miroirs trompeurs ! Oh ! non ! je ferai vibrer ce cœur qui paraît inerte ! je ferai jaillir l’étincelle du feu sacré qui se cache en lui ! Nouveau Pygmalion, je donnerai une âme à ce marbre glacé. J’essayai, ce fut en vain ! et j’avais des orages de passion en moi ! Mon cerveau s’emplissait de rêves ! je pensais à la gloire. Si j’avais le génie elle m’aimerait, pensais-je parfois ; puis ensuite… c’étaient des dépits d’enfants ! je me boudais moi-même ; enfin, las de ma lutte contre la chimère… je voulais oublier… et je me précipitais tête baissée dans le bruit. Je passais des nuits entières autour d’une table, des cartes à la main… la veille, je m’étais improvisé héros !… poëte… que sais-je ? faiblesse de l’homme, je retombais piteusement sur un tapis vert. (Tendant la main à Arthur.) C’est à cette époque de ma vie que je vous ai connu, et je suis heureux de le dire : parmi ces compagnons de débauche, vous êtes le seul pour qui j’aie gardé de l’estime. Vous mangez votre première fortune avec un appétit de collégien en vacances… votre cœur fait ses dents… mais votre cœur est loyal… et quand vous laisserez tomber votre masque de gandin on verra un homme !
Arthur. Ah ! comte !… comte !… c’est très-bien de votre part… ce que vous dites-là !… d’autant plus que je ne m’en doutais pas ! je me le répéterai tous les matins.
Aldegonde. Nous étions restés au tapis vert.
Horace. Avec des monceaux d’or dessus !
Aldegonde, à Arthur. Très-empoignant, cher, très-empoignant !
Horace. Les monceaux s’en sont allés en phénomène étrange… Avec la pauvreté est venue je ne sais quelle audace que je m’ignorais… J’avais de l’orgueil, et maintenant j’ai de la fierté… Avec mon dernier lingot s’est fondue ma dernière vanité… La déesse inexorable, dont j’étais l’adorateur malheureux, est redevenue une femme… la femme, je la vois… je l’admire… mais je ne l’aime plus !… Ah !… ah !… non, en vérité, il ne me reste de ma blessure qu’un souvenir vague et presque doux ; mon âme est dans toute la plénitude de la santé, et c’est pourquoi aujourd’hui… ce matin… car l’aube commence à paraître… je viens d’enterrer mon passé… Mes amis… c’est le souper des funérailles… ou plutôt c’est le festin de la résurrection !… je n’ai plus un sou, mais pas un regret… plus d’amour, mais pas une larme… et je veux…
Un garçon, entrant et remettant une lettre à Horace. Monsieur le comte Horace d’Armançay !
Horace, congédiant le garçon ; lisant. C’est bien !… Elle !… elle ! à cette heure ! ici ! c’est singulier ! (Aux convives.) On me fait demander un moment d’entretien pour une affaire grave, messieurs, et je vous prie de m’excuser si je vous quitte…
Arthur, passant à lui. Mais non, cher comte, ne vous dérangez pas… Aldegonde va nous tapoter du piano dans le salon voisin. (Il se dirige vers une fenêtre.)
Aldegonde. Hai !… par ici ! Arthur, où allez-vous donc ?… Êtes-vous assez myope !…
Arthur. Ne vous plaignez donc pas de ces choses-là, ma chère ! (Ils sortent à gauche.)
Horace. Yvon, fais entrer !…
Scène II
Horace. Carmen ! ici !… que vient-elle faire ? Ah ! Carmen, je vous ai trop aimée !
Yvon, au fond. Entrez, madame. (Il sort ; Carmen entre.)
Horace, mettant la main sur son cœur. Ah ! Carmen ! je ne vous aime plus !
Carmen, levant son voile, d’une voix faible. C’est moi, Horace ! moi ici, à pareille heure.
Horace. En effet… j’ai peine à comprendre…
Carmen. Regardez-moi…
Horace. Je vous vois aussi belle ce soir que de coutume, et si je ne craignais qu’il ne vous soit arrivé quelque malheur, je serais ravi de votre présence.
Carmen. Ah ! ne me parlez pas avec cette politesse glacée… je vous en conjure, vous avez cru me tromper sans doute, hier quand je ne sais sous quel prétexte de voyage de courte durée vous êtes venu prendre congé de moi. Allez… j’ai bien compris que votre adieu… embarrassé, était un adieu éternel… et…
Horace. Et alors ?
Carmen. Alors, me voilà…
Horace, doux, mais froid. Que me voulez-vous, Carmen ?
Carmen. Vous me fuyez !… ne le niez pas !
Horace. En effet, je ne comptais plus avoir le bonheur de vous revoir !
Carmen. C’était vrai ! (Elle se lève et vient s’agenouiller devant lui.) Pardonnez-moi ! (Lui tendant la main.)
Horace. Moi, madame ! mais vous vous méprenez… je n’ai rien à vous pardonner… je pars, il est vrai, mais en quoi cela peut-il vous être imputé à crime ?
Carmen. Vous partez parce que vous ne voulez plus m’aimer !… je le vois bien ! votre embarras, votre froideur, tout me le dit… mais moi… moi, je vous aime !
Horace. Vous ?
Carmen. Pourquoi suis-je ici, si je mens ?
Horace. Au nom du ciel, madame… ne m’enlevez pas mon courage pour ce que je vais tenter… j’en ai besoin !
Carmen. Mais c’est impossible, cela, Horace ! vous ne pouvez pas partir ! (Mouvement d’Horace) puisque je vous aime ! Vous ne me croyez pas ?… Tenez, je serai franche, causons. Mais d’abord asseyez-vous ; vous restez là debout, et cela a l’air de me dire : Allez-vous-en ! alors moi, je n’ose plus… je n’ose plus vous parler.
Horace, s’asseyant. Madame !
Carmen, à Horace qui s’assied. Donnez-moi votre main, voulez-vous ? Maintenant, nous sommes amis, n’est-ce pas ? Je puis parler ! ne vous faites pas méchant ! Vous m’en voulez ?
Horace. Sur mon honneur, non !
Carmen, assise. Hélas ! je n’ai pas répondu à votre affection comme j’aurais dû le faire… j’étais aveugle, mais si vous saviez !… je ne suis pas la femme que vous croyez… Laissez-moi vous dire ma vie que je vous ai toujours cachée avec soin : je suis née au Mexique.
Horace. Ah !… au Mexique !…
Carmen, assise. J’appartiens à une des plus riches familles de Mexico. Toute enfant, j’avais seize ans, au sortir du couvent on me maria à un vieillard… je ne l’aimai ni le détestai… aussi, quand il mourut, je ne trouvai pas de larmes dans mon cœur pour monter hypocritement à mes yeux !… Vous ne m’avez jamais surprise à mentir, Horace !…
Horace. C’est vrai !
Carmen. Vous le croyez ! eh bien, vous vous trompez…
Horace. Vous me surprenez étrangement.
Carmen. Tenez, si je ne vous ai pas aimé tout d’abord, c’est à vous ou plutôt à la fatalité qu’en est la faute.
Horace. Je ne vous comprends pas.
Carmen. La première fois… que je vous vis… — oh ! ce soir-là, vous ne fîtes aucune attention à moi, et si j’avais été cette coquette que vous m’avez si souvent accusée d’être, ma rancune ne serait pas éteinte encore — c’était il y a bientôt deux ans… dans un bal… chez lord Névil… Vous ne vous en souvenez pas ?
Horace. Lord Névil ?… oui… je m’en souviens : c’était un galant homme qui m’avait été présenté dans une soirée à l’ambassade d’Angleterre !
Carmen. Ce soir-là vous eûtes… une conversation un peu vive avec un officier de marine.
Horace. Ah !
Carmen. Vous l’avez oublié !
Horace. Un officier de marine… Ah ! en effet, je me rappelle…
Carmen. Le lendemain de cette conversation…
Horace. Nous eûmes ensemble un duel à l’épée !… le pauvre garçon m’avait insulté, je le tuai… Mais, comme dans cette querelle, il avait tous les torts, ma conscience ne m’a jamais reproché ce funeste accident.
Carmen. Eh bien, cet officier qui s’était rendu coupable envers vous d’une impolitesse qu’un homme d’honneur ne peut supporter…
Horace. C’était votre parent, peut-être !
Carmen. Non. Quoiqu’il n’ait été que de courte durée, mon mariage imposé avait assombri ma vie. C’est alors qu’un de vos compatriotes vint à Mexico et fut reçu dans ma famille. Il me vit dans cette tristesse et en fut touché. Hélas ! à quel aveu suis-je contrainte ! j’étais libre… il disait m’aimer, je quittai ma patrie où je serais morte de honte, je vins en France… En France… je fus plus malheureuse encore… car bientôt je restai seule… abandonnée, la douleur dans l’âme… espérant toujours ramener près de moi… celui que j’aimais encore, quand un soir, chez lord Névil…