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LES CHASSEURS D’ABEILLES

vous-même et de vous faire échapper aux pièges qui, dans un avenir prochain, seront peut-être tendus à votre naïve loyauté : me promettez-vous défaire ce que je vous demande ?

— Oui, reprit-elle sans hésitation en le regardant bien en face, je vous le promets, Estevan, mon frère, car vous êtes bien réellement un frère pour moi ; quoi qu’il arrive, je n’aurai jamais de secrets pour vous.

— Merci ! Hermosa, dit le jeune homme en se levant ; j’espère vous prouver bientôt que je suis digne de ce nom de frère que vous me donnez. Venez après-demain, dans l’après-dîner, au ranch de ma mère, j’y serai ; peut-être pourrai-je alors vous apprendre certaines choses que je n’ai pu aujourd’hui que vous laisser entrevoir.

— Que voulez-vous dire, Estevan ? s’écria-t-elle avec agitation.

— Rien, quant à présent, chère enfant ; laissez-moi agir à ma guise.

— Quel est votre projet ? que voulez-vous faire ? Oh ! mon ami, n’attachez pas à ce que je vous ai dit une plus grande importance que je n’en attache moi-même ; je me suis, malgré moi, laissé entraîner à vous dire des choses dont vous auriez grand tort de tirer des conséquences…

— Rassurez-vous, Hermosa, interrompit-il en souriant, je ne tire aucune conséquence fâcheuse pour vous de notre conversation ; j’ai compris que vous aviez voué une grande reconnaissance à l’homme auquel vous devez la vie, que vous seriez heureuse de savoir que cet homme n’est pas indigne du sentiment qu’il vous inspire, pas autre chose.

— C’est cela en effet, mon ami ; je crois que ce désir est naturel et que nul ne le peut blâmer.

— Certes, chère enfant, je ne le blâme pas pour ma part, loin de là ; seulement, comme je suis un homme, que je puis faire bien des choses qui, à vous femmes, vous sont interdites, eh bien ! je vais tacher de soulever le voile mystérieux qui recouvre la vie de votre libérateur, afin de pouvoir vous dire positivement s’il est ou s’il n’est pas digne de l’intérêt que vous lui portez.

— Oh ! faites cela, Estevan, et je vous en remercierai du fond du cœur.

Le jeune homme ne répondit que par un sourire à cet élan passionné de doña Hermosa, et, après l’avoir saluée, il ouvrit la porte et sortit. Dès qu’elle fut seule, elle cacha sa tête dans ses mains et fondit en larmes.

Regrettait-elle la confidence à laquelle elle s’était laissé entraîner ? Ou bien avait-elle peur d’elle-même ? C’est aux femmes seules, et aux femmes hispano-américaines, si impressionnables, et dans les veines desquelles coule la lave de leurs volcans, qu’il est permis de décider cette question. Don Fernando Carril, ainsi que nous l’avons dit, après sa conversation avec les deux vaqueros, prit au galop de son cheval le chemin qui conduisait au pueblo, mais, arrivé à cent pas environ des premières maisons, au lieu de continuer son chemin, il avait peu à peu ralenti l’allure de sa monture et ne s’était plus avancé qu’au pas, en jetant à droite et à gauche des regards inves-