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LES CHASSEURS D'ABEILLES

plus dangereuse espèce ; dans le premier moment, je surmontai ma douleur, afin de ne pas augmenter le découragement de mes compagnons.

— Oh ! s’écria-t-il, je vous reconnais bien là, niña, forte et courageuse.

— Oui, reprit-elle avec un sourire triste, mais écoutez : bientôt la douleur devint si aiguë que, malgré ma résolution, les forces me manquèrent ; ce fut à ce moment que Dieu nous envoya celui que vous nommez le Cœur-de-Pierre. Le premier soin de cet homme fut de venir à mon secours.

— C’est étrange ! murmura Estevan Diaz d’un air pensif.

— Au moyen de je ne sais quelles feuilles il parvint à neutraliser si bien l’effet du poison que, quelques heures à peine après avoir été piquée, je ne souffrais plus de ma blessure, et aujourd’hui je suis complètement guérie. Nierez-vous maintenant que je lui doive la vie ?

— Non, répondit-il avec une loyale franchise, car il vous a sauvée, en effet ; seulement dans quel but, voilà ce que je ne puis deviner.

— Mais dans celui de me sauver, par humanité tout simplement ; du reste, sa conduite postérieure l’a suffisamment prouvé : si nous avons échappé aux Apaches qui nous poursuivaient, c’est à lui seul que nous le devons.

— Tout ce que vous me dites, niña, me semble un rêve incompréhensible ; je ne sais, en vous écoutant, si je dors ou si je veille.

— Mais cet homme a donc commis des actions bien infâmes, que vous en ayez une si mauvaise opinion ?

Estevan Diaz ne répondit pas, il sembla embarrassé. Il y eut un instant de silence.

— Parlez, mon ami, reprit-elle avec une certaine animation, dites-moi ce que vous savez de cet homme envers lequel j’ai contracté une aussi importante obligation : j’ai le droit de le connaître.

— Je serai franc avec vous, Hermosa, répondit enfin le jeune homme ; il faut, en effet, que vous connaissiez votre sauveur ; je vous en dirai tout ce que j’en sais moi-même ; peut-être, plus tard, ces renseignements vous seront-ils utiles, si la fatalité vous remet en présence de cet homme extraordinaire.

— Parlez, mon ami, parlez, je vous écoute.

— Hermosa, reprit-il, prenez garde, ne vous laissez pas imprudemment entraîner aux élans de votre cœur. Ne vous préparez pas de cuisants chagrins pour l’avenir. Le Cœur-de-Pierre est, ainsi que je vous l’ai dit, le fils du Chat-Tigre. De son père, je n’ai rien à vous apprendre. Ce monstre à face humaine s’est fait une trop sanglante renommée pour qu’il soit nécessaire d’entrer dans aucun détail à son sujet. La renommée du père a naturellement rejailli sur le fils et répandu autour de lui une auréole de meurtre et de pillage qui l’a fait presque aussi redouté que son père ; pourtant, pour être juste envers ce jeune homme, je dois avouer que, bien qu’on l’accuse d’une foule de méfaits et de crimes odieux, cependant il a été jusqu’à présent impossible d’articuler contre lui aucune accusation positive, et que tout ce qui se raconte sur lui est enveloppé d’un impénétrable mystère ; chacun, sans pouvoir l’affirmer avec certitude, rapporte sur son compte les plus odieuses histoires.

— Ah ! fit-elle en respirant avec force, elles ne sont pas vraies.