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LES CHASSEURS D’ABEILLES

avec une exquise courtoisie, et, après s’être serré la main, ils rentrèrent dans la pulqueria.

Les vaqueros forment une espèce d’hommes à part, dont les mœurs sont complètement inconnues en Europe.

Ceux de San-Lucar peuvent servirent de type : nés sur la frontière indienne, ils ont contracté des habitudes sanguinaires et un grand mépris de la vie. Joueurs infatigables ; il ont sans cesse les cartes en main ; le jeu est une source féconde de querelles où le couteau joue le plus grand rôle.

Insoucieux de l’avenir et des peines présentes, durs aux souffrances physiques, ils dédaignent la mort autant que la vie et ne reculent devant aucun danger.

Eh bien ! ces hommes qui abandonnent souvent leur famille pour aller vivre plus libres au milieu des hordes sauvages, qui de gaîté de cœur et sans émotion versent le sang de leurs semblables, qui sont implacables dans leurs haines, ces hommes sont capables d’ardente amitié, de dévouement et d’abnégation extraordinaires.

Leur caractère offre un mélange bizarre de bien et de mal, de vices sans frein et de véritables qualités.

Ils sont tour à tour et à la fois paresseux, joueurs, querelleurs, ivrognes, cruels, fiers, témérairement braves et dévoués à un ami ou à un patron de leur choix.

Dès leur enfance le sang coule comme de l’eau à travers leurs doigts dans les haciendas, à l’époque de la malanza del ganado (abattage des bestiaux), et ils s’habituent ainsi à la couleur de la pourpre humaine.

Du reste, leurs plaisanteries sont grossières comme leurs mœurs : la plus délicate et la plus fréquente est de se menacer du couteau sous le plus frivole prétexte.

Pendant que les vaqueros, rentrés après la querelle chez le pulquero, arrosaient la réconciliation et noyaient dans des flots de pulque et de mezcal le souvenir de ce petit incident, un homme embossé dans un épais manteau et les ailes du chapeau rabattues sur les yeux entra dans la pulqueria sans souffler un mot, s’approcha du comptoir, jeta autour de lui un regard en apparence indifférent, alluma une cigarette au brasero, et avec une piastre forte qu’il tenait à la main, il frappa trois coups secs sur le comptoir.

À ce bruit inattendu qui ressemblait à un signal, les vaqueros, qui causaient vivement entre eux, se turent comme saisis par une commotion électrique.

Pablito et Carlocho tressaillirent, essayant du regard de soulever les plis du manteau qui cachait les traits de l’étranger, tandis que le Verado détourna un peu la tête pour dissimuler un sourire narquois.

L’inconnu jeta sa cigarette à demi consumée et se retira du bouge comme il y était venu.

Un instant après, Pablito, qui s’essuyait la joue, et Carlocho, feignant tous deux de se rappeler une affaire importante, quittèrent la pulqueria. Le Verado se glissa le long du mur jusqu’à la porte et courut sur leurs talons.

— Hum ! murmura le pulquero, voilà trois picaros qui me font l’effet de