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LES CHASSEURS D’ABEILLES

tellement active, la civilisation a si bien marché à pas de géant que, pour les poètes et les rêveurs amoureux des grands spectacles de la nature, il n’est plus qu’une contrée, encore aujourd’hui presque inconnue, où ils puissent jouir de l’aspect majestueux et grandiose des mystérieuses savanes américaines.

C’est là seulement que se dérouleront à leurs yeux éblouis, avec leurs émouvants contrastes et leurs harmonies saisissantes, ces immenses océans de verdure ou de sable qui s’étendent à l’infini, silencieux, sombres et menaçants, sous le regard tout-puissant du Créateur.

Cette contrée, dont les coups pressés de la pioche des squatters n’ont pas encore troublé les échos, est le Far-West, c’est-à-dire l’ouest lointain.

Là les Indiens règnent encore en maîtres, sillonnant dans tous les sens, au galop de mustangs aussi indomptés qu’eux-mêmes, ces vastes solitudes dont ils connaissent tous les mystères, chassant les bisons et les chevaux sauvages, guerroyant entre eux ou poursuivant à outrance les chasseurs et les trappeurs blancs assez téméraires pour oser s’aventurer dans ce dernier et formidable refuge des Peaux-Rouges.

Le 27 juillet 1858, trois heures environ avant le coucher du soleil, un cavalier, monté sur un magnifique mustang, suivait insoucieusement les rives du rio Vermejo, affluent perdu du rio Grande del Norte, dans lequel il se jette après un parcours de soixante-dix à quatre-vingts lieues à travers le désert.

Ce cavalier, revêtu du costume de cuir des chasseurs mexicains, était, autant qu’on en pouvait juger, un homme d’une trentaine d’années au plus ; il avait la taille haute et bien prise, les manières élégantes et les gestes gracieux. Les lignes de son visage étaient fières et arrêtées, et ses traits hardis, empreints d’une expression de franchise et de bonté, inspiraient, au premier coup d’œil, le respect et la sympathie.

Ses yeux bleus, au regard doux et voilé comme celui d’une femme, les épaisses boucles de ses cheveux blonds qui s’échappaient en larges touffes de dessous les ailes de son chapeau de poil de vigogne et ruisselaient en désordre sur ses épaules, la blancheur mate de sa peau, qui tranchait avec le teint olivâtre légèrement bronzé particulier aux Mexicains, donnaient à supposer qu’il n’avait pas vu le jour sous le climat de l’Amérique espagnole.

Cet homme, à l’apparence si paisible et si peu redoutable, cachait sous une enveloppe légèrement efféminée un courage de lion que rien ne pouvait non pas émouvoir, mais seulement étonner ; la peau fine et presque diaphane de ses mains blanches aux ongles rosés servait d’enveloppe à des nerfs d’acier.

Au moment où nous le mettons en scène, ce personnage semblait être à moitié endormi sur la selle et laissait aller à son gré son mustang, qui profitait de cette liberté, à laquelle il n’était pas accoutumée pour s’arrêter presque à chaque pas et happer du bout des lèvres les brins d’herbes jaunis par le soleil qu’il rencontrait sur son chemin.

L’endroit où se trouvait notre cavalier était une plaine assez vaste, partagée en deux parties égales par le rio Vermejo, dont les rives étaient escarpées et semées çà et là de rochers pelés et grisâtres.