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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Non, mon père, répondit vivement la jeune fille ; il est innocent, j’en suis convaincue : bientôt vous reconnaîtrez l’injustice de vos soupçons.

— Dieu le veuille ! murmura don Pedro avec un soupir étouffé.

En ce moment, un sifflement aigu et prolongé se fit entendre à une assez grande distance.

À ce bruit, le cheval du chasseur, qui jusque-là avait broyé paisiblement sa provende, s’arrêta, releva la tête, dressa les oreilles, puis tout à coup, s’élançant du côté où le sifflet était parti, il bondit en poussant un hennissement de plaisir et disparut dans la forêt.

— Que vous disais-je, señorita ! s’écria le capataz, me croyez-vous maintenant ?

— Non, répondit-elle avec énergie, je ne vous crois pas, cet homme n’est pas un traître ! Si fortes que soient les présomptions qui s’élèvent contre lui, vous verrez bientôt que vous vous êtes trompé.

— Pour cette fois, ma fille, je partage entièrement l’avis de don Luciano : il est évident que, pour une raison ou pour une autre, ce malheureux nous a abandonnés.

L’haciendero continua :

— Que faire ? Il nous faut prendre un parti, nous ne pouvons demeurer dans cette position et attendre ici la nuit.

— Je crois, dit le capataz, que nous n’avons pas d’autre alternative que de partir immédiatement. Qui sait si ce misérable ne se prépare pas en ce moment à fondre sur nous à la tête d’une troupe de bandits de son espèce ?

— Oui, mais où aller ? Nul de nous ne connaît la route, objecta l’haciendero.

— Les chevaux ont un instinct infaillible et qui ne les trompe jamais pour se diriger vers les habitations ; abandonnons-leur la bride sur le cou et laissons-les aller à leur guise.

— C’est une chance à tenter ; peut-être réussira-t-elle. Mettons-nous en route sans plus tarder.

— Mon père ! au nom du ciel ! s’écria doña Hermosa avec prière, réfléchissez à ce que vous allez faire ; n’agissez pas avec une précipitation que bientôt vous regretteriez, j’en suis certaine ; attendez encore : à peine est-il midi, une heure de plus ou de moins est de peu d’importance.

— Je n’attendrai pas une minute, pas une seconde ! s’écria l’haciendero en se levant avec violence. Allons ! muchachos, sellez les chevaux vivement, nous partons.

Les peones se mirent en devoir d’obéir.

— Prenez garde, mon père, dit la jeune fille, j’entends le pas d’un cheval dans le fourré, votre guide revient.

Ebranlé malgré lui par l’accent de conviction de sa fille, l’haciendero se laissa aller de nouveau sur le gazon en faisant signe à ses compagnons de l’imiter.

Doña Hermosa ne s’était pas trompée, le bruit qu’elle avait entendu était bien le pas, non point d’un cheval, car il était lent et lourd, mais du moins celui d’un animal d’une grande espèce ; du reste, il se rapprochait sensiblement.