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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Assez sur ce sujet ! s’écria violemment le jeune homme, vos horribles théories n’ont déjà que trop porté le trouble dans mes pensées et causé de ravages dans mon cœur ; finissons-en, cette conversation me fatigue. Que prétendez-vous faire de vos prisonniers ?

— Je te le répète, leur sort dépend uniquement de toi, il est entre tes mains.

— S’il en est ainsi, ils ne demeureront pas longtemps dans votre hideux repaire ; demain, au point du jour, ils partiront.

— Je ne demande pas mieux, garçon.

— Moi-même, je leur servirai de guide ; vous leur rendrez tout ce que vous leur avez pris, chevaux et bagages.

— Tu les leur rendras toi-même ; il ne te sera pas difficile d’inventer une histoire pour les remettre en possession de ce qui leur appartient sans me compromettre à leurs yeux.

— Vous compromettre ! fit Cœur-de-Pierre en ricanant.

— Dame ! répondit le Chat-Tigre avec un sourire narquois, je tiens à la seule belle action que j’aie jamais faite, je ne veux pas en perdre le bénéfice.

— Ainsi tout est bien convenu entre nous, vous ne manquerez pas à la parole que vous me donnez ?

— Je n’y manquerai pas, sois tranquille.

— Alors, bonne nuit, et à demain, je vais tout préparer.

— Bonne nuit, garçon, ne te donne pas cette peine, je m’en charge.

Les deux hommes se séparèrent.

Le Chat-Tigre écouta attentivement le bruit des pas de son fils, qui allaient de plus en plus en décroissant dans l’éloignement ; lorsque le silence fut entièrement rétabli, son visage prit soudain une expression soucieuse, il hocha la tête à plusieurs reprises d’un air préoccupé.

— L’amour rend clairvoyant, murmura-t-il d’une voix étouffée ; ne lui laissons pas le loisir de deviner mes projets, car le succès de cette vengeance que depuis tant d’années je prépare serait à jamais compromis, au moment même où je suis sur le point de l’atteindre.

Au lieu de s’étendre sur sa couche, le vieillard saisit la torche presque consumée et sortit de la cellule.

Cependant, malgré les inquiétudes que devait naturellement leur causer leur position précaire au milieu de gens dont l’aspect farouche et les manières brutales ne prévenaient que très médiocrement en leur faveur, les voyageurs avaient passé une nuit assez tranquille ; nul bruit de mauvais augure n’était venu troubler leur repos, et après une courte conversation, abattus par la fatigue et accablés par les diverses émotions qu’ils avaient éprouvées pendant le cours de cette malheureuse journée, ils avaient fini par s’endormir.

Doña Hermosa, en s’éveillant au point du jour, s’était trouvée parfaitement remise de ses souffrances du jour précédent ; grâce au remède que le chasseur avait appliqué sur la plaie, la piqûre du serpent, désormais sans danger, commençait déjà à se cicatriser, et la jeune fille sentait ses forces suffisamment revenues pour se tenir à cheval et pouvoir sans trop de fatigue continuer son voyage.