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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Mon père ? Qu’est-ce qui me le prouve ?

— Comment oses-tu dire ? s’écria le vieillard d’un ton de menace.

— Après cela, que m’importe ! fit le chasseur en haussant les épaules avec dédain, que vous soyez ou ne soyez pas mon père ; que signifie cela ? ne m’avez-vous pas vous-même répété mille fois que les liens de famille n’existaient pas dans la nature et que ce n’était qu’un sentiment factice inventé par l’égoïsme humain au profit des mesquines exigences d’une société avilie ? Il n’y a ici que deux hommes égaux en force comme en courage, dont l’un vient demander à l’autre une explication claire et explicite.

Le vieillard fixait sur le jeune chasseur, tandis qu’il parlait, un regard qui étincelait sous ses prunelles métalliques ; lorsqu’il se tut, il sourit avec ironie.

— Le louveteau sent les dents qui lui poussent, il voudrait mordre celui qui l’a nourri.

— Le dévorera sans hésiter, s’il le faut, reprit nettement et avec violence le chasseur en laissant tomber rudement à terre la lourde crosse du rifle qu’il tenait à la main.

Au lieu d’entrer en fureur à cette menace si péremptoirement articulée, le visage du Chat-Tigre s’éclaircit subitement, sa physionomie austère prit une expression de bonne humeur que, bien rarement, elle revêtait, en frappant gaiement ses larges mains l’une contre l’autre :

— Bien rugi, mon lionceau ! s’écria-t-il d’un air satisfait ; vive Dios ! Cœur-de-Pierre ! tu es bien nommé ; plus je te vois, plus je t’aime ! je suis fier de toi, muchacho, car tu es mon ouvrage, et je n’osais me flatter d’avoir réussi à faire un monstre aussi complet ; continue comme tu commences, mon fils, et tu iras loin, c’est moi qui te le prédis.

L’accent avec lequel ces paroles avaient été prononcées par le Chat-Tigre montrait clairement qu’elles étaient bien réellement l’expression de sa pensée tout entière.

Le Cœur-de-Pierre, puisque enfin nous savons le nom du jeune homme, écoutait son père en haussant les épaules, et en affectant un air froidement dédaigneux ; lorsque celui-ci se tut, il reprit :

— Voulez-vous, oui ou non, m’écouter ?

— Certes, mon enfant chéri ; parle, dis-moi ce qui te chagrine.

— N’essayez pas de me tromper, vieux démon, je connais votre infernale méchanceté et votre fourberie sans pareille.

— Tu me flattes, muchacho, fit le Chat-Tigre d’un ton narquois.

— Répondez franchement et catégoriquement aux questions que je vous adresserai.

— Bah ! bah ! va toujours, que crains-tu ?

— Rien, je vous le répète ; seulement mes heures sont comptées, je n’ai pas le temps de vous suivre dans les circonlocutions indiennes qu’il vous plaira d’inventer. Voilà pourquoi je vous enjoins de me dire la vérité.

— Je ne puis m’engager à cela avant que de connaître les questions que tu me veux poser.

— Prenez garde, père ! si vous me trompez, je m’en apercevrai, et alors…