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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Un dernier mot de la jeune fille fit cesser en eux toute hésitation et compléta l’heureuse réaction qu’elle avait opérée dans leur esprit.

— Nos amis, dit-elle, en ne nous voyant pas arriver, soupçonneront un malheur et se mettront immédiatement à notre recherche. Don Estevan, pour lequel le désert n’a pas conservé de secrets, retrouvera inévitablement notre piste : notre position est donc loin d’être désespérée ; ne nous abandonnons pas nous-mêmes, si nous voulons que Dieu ne nous abandonne pas. Partons : bientôt, je l’espère, nous sortirons de cette forêt et nous reverrons le soleil.

On se mit en marche.

Malheureusement, à moins de la connaître à fond, il est impossible de se diriger dans une forêt vierge, où tous les arbres se ressemblent, où l’horizon manque et dans laquelle la seule science doit être l’instinct de la brute et non la raison de l’homme.

Les voyageurs errèrent ainsi à l’aventure pendant la journée entière, tournant sans s’en douter toujours dans le même cercle, marchant beaucoup sans avancer, et se fatiguant vainement à retrouver une route qui n’existait pas.

Don Pedro cherchait quelle raison avait pu exciter les hommes qui avaient volé leurs chevaux à les abandonner ainsi dans un labyrinthe inextricable, pourquoi on les avait ainsi froidement condamnés à une mort horrible et quel était l’ennemi assez cruel pour avoir eu la pensée d’une aussi atroce vengeance.

Mais l’haciendero avait beau se creuser l’esprit pour en faire jaillir la lumière, nul indice ne venait le mettre sur la voie et lui faire soupçonner l’auteur probable de cet inqualifiable attentat.

Depuis le matin les voyageurs marchaient ; le soleil s’était couché, le jour avait fait place à la nuit, ils marchaient encore, errant machinalement à droite et à gauche sans tenir de direction fixe, marchant plutôt pour échapper à leurs pensées par la fatigue physique que dans l’espoir de sortir de l’infernale forêt qui leur servait de prison.

Doña Hermosa ne se plaignait pas ; froide, résolue, elle poussait en avant d’un pas ferme, encourageant ses compagnons du geste et de la voix et trouvant encore en elle la force de les gourmander et de leur faire honte de leur peu de persévérance.

Tout à coup la jeune fille poussa un cri de douleur : un serpent l’avait piquée.

Ce nouveau malheur, qui semblait devoir achever de désespérer les voyageurs, leur causa, au contraire, une surexcitation fébrile telle qu’ils oublièrent tout pour ne plus songer qu’à sauver celle qu’ils appelaient leur ange gardien.

Cependant les forces humaines ont des limites qu’elles ne peuvent franchir ; les voyageurs, accablés par la fatigue et les poignantes émotions de cette journée, convaincus en outre de l’inutilité de leurs efforts, étaient sur le point de succomber à leur désespoir, lorsque Dieu les avait tout à coup mis face à face avec le chasseur.