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LES CHASSEURS D’ABEILLES

ma nation ; de même que les rayons bienfaisants du soleil font évaporer les nuages pour laisser apercevoir l’azur du ciel, de même, si le visage pâle veut fumer le calumet de paix avec le Chat-Tigre, le nuage qui s’est élevé disparaîtra et la hache de guerre sera enterrée si profondément en terre, qu’on ne pourra la retrouver dans mille lunes et dix davantage. J’ai dit ; j’attends la réponse de mon père à la barbe de neige.

— Indien, répondit don Pedro avec tristesse, celui que vous nommez votre chef m’a fait bien du mal sans que je connaisse la cause de la haine qu’il me porte ; cependant, s’il désire avoir avec moi une entrevue pour mettre fin au différend qui nous divise en ce moment. Dieu me garde de repousser ses avances ! dites-lui que je l’attends et que si, contre ma volonté et sans le savoir, je lui ai causé quelque préjudice, je suis prêt à lui accorder la réparation qu’il me demandera.

L’Apache avait prêté la plus grande attention aux paroles de l’haciendero. Lorsqu’il se tut, il répondit :

— Ooah ! mon père a bien parlé ; la sagesse réside en lui ; le chef viendra, mais qui lui garantira la sûreté de sa personne lorsqu’il sera dans le camp des visages pâles, seul contre vingt guerriers yorris (espagnols) ?

— Ma parole d’honneur ! Peau-Rouge ; ma parole d’honneur qui vaut plus que tout ce que votre chef me pourrait donner, répondit l’haciendero avec hauteur.

— Oh ! la parole de mon père est bonne, sa langue n’est pas fourchue ; le Chat-Tigre n’en demande pas davantage : il viendra.

Après avoir prononcé ces paroles avec toute l’emphase indienne, le guerrier apache s’inclina cérémonieusement devant l’haciendero et se retira du même pas tranquille dont il était venu.

— Que pensez-vous de cela, Luciano ? demanda don Pedro au capataz, dès qu’il se trouva seul avec lui.

— Ma foi ! seigneurie, je pense que cela cache quelque fourberie indienne ; je redoute cent fois plus un blanc qui change de peau et se fait Indien qu’un véritable Peau-Rouge, je n’ai jamais aimé les caméléons.

— Oui, vous avez raison, Luciano ; cependant notre position est difficile, il s’agit avant tout de tâcher de me faire restituer ma fille ; je dois, pour obtenir ce résultat, passer sur bien des choses.

— C’est vrai, seigneurie ; cependant vous savez aussi bien que moi que ce Chat-Tigre est un affreux scélérat sans foi ni loi : croyez-moi, ne vous fiez pas trop à lui.

— J’y suis contraint : n’ai-je pas donné ma parole ?

— C’est juste, grommela le capataz, mais je n’ai pas donné la mienne, moi !

— Soyez prudent, Luciano, surtout évitez d’éveiller les soupçons de cet homme.

— Soyez tranquille, seigneurie, votre honneur m’est aussi cher que le mien, mais je ne dois pas, s’il vous plait de vous fier à un scélérat aussi déterminé que celui-là, vous laisser sans défense.

Sur ces derniers mots, pour couper court sans doute aux observations de son maître, le capataz sortit du jacal.