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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Cette raison, je vais vous la dire, moi ! fit don Estevan paraissant tout à coup devant eux.

— Estevan !… s’écrièrent-ils ensemble en se levant et s’élançant vers lui.

— Quel heureux hasard vous ramène, mon ami ? lui demanda le chasseur.

— Ce n’est pas le hasard, mon ami, c’est Dieu qui m’a permis d’entendre une parole prononcée imprudemment par le Chat-Tigre, parole qui m’a révélé ses projets aussi facilement que s’il avait pris la peine de me les dévoiler,

— Expliquez-vous, mon ami, lui dirent-ils ensemble.

— Hier, après nous être embrassés, vous, don Fernando, vous vous dirigeâtes vers cette grotte, tandis que nous autres, au contraire, nous reprenions le chemin de la forêt. Je ne sais pourquoi, mais j’avais le cœur serré en vous quittant. Je ne m’éloignais de vous qu’à regret ; je me figurais que cette mansuétude du Chat-Tigre cachait un piège odieux dont vous deviez être victime. Je ne descendais donc que lentement, avec hésitation, lorsque, arrivé sous les premiers arbres de la forêt, je m’aperçus que le chef ne nous suivait plus ; il s’était arrêté à quelques pas de moi, il se frottait les mains avec une expression de joie méchante, il fixait sur la grotte un regard ardent, et je l’entendis distinctement prononcer ces paroles : « Je crois que cette fois je tiens enfin ma vengeance ! » Ces mots furent pour moi un trait de lumière : le plan diabolique de ce monstre m’apparut alors dans toute sa hideur et se déroula complètement à mes yeux. Vous vous rappelez, don Fernando, de quelle façon vous et moi nous avons fait connaissance ?

— Certes, mon ami, ce souvenir m’est trop cher pour que jamais il sorte de ma mémoire.

— Vous rappelez-vous votre conversation dans l’île avec le Chat-Tigre, conversation surprise par moi, les insinuations de cet homme, sa haine implacable contre don Pedro, haine hautement avouée ?

— Oui, oui, mon ami, tout cela est présent à ma pensée, mais je ne comprends pas encore où vous voulez en venir.

— A ceci, mon ami : le Chat-Tigre, désespérant d’atteindre don Pedro, a cherché à le frapper dans sa fille ; pour cela un plan longuement ourdi, plan dans lequel malgré vous il vous faisait son complice ; vous aimez doña Hermosa, vous avez tout fait pour la sauver, il vous propose de vous la rendre, mais à la condition que vous demeurerez ici pendant quarante-huit heures seul avec elle : me comprenez-vous, maintenant ?

— Oh ! c’est affreux ! s’écria le jeune homme avec la plus vive indignation.

Doña Hermosa cacha son visage dans ses mains et fondit en larmes.

— Pardonnez-moi la douleur que je vous ai causée, mes amis ! reprit don Estevan, mais j’ai voulu vous sauver de vous-mêmes, je ne pouvais y parvenir qu’en vous révélant brutalement l’odieuse machination de cet homme. Maintenant, pourquoi cette haine acharnée contre don Pedro ? C’est ce que Satan seul pourrait dire. Mais, peu nous importe, à présent ! ses projets sont démasqués ; nous n’avons plus rien à redouter de lui.

— Merci ! Estevan, dit doña Hermosa en lui tendant la main.

— Mais comment avez-vous pu revenir sur vos pas, mon ami ? demanda le chasseur.