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LES CHASSEURS D’ABEILLES

L’inconnu sourit avec dédain, mais il ne répondit pas.

— Venez, reprit le Chat-Tigre en s’adressant à l’haciendero.

La caravane se remit à gravir le monticule sur les traces du vieux partisan, auprès duquel marchait d’un air sombre leur premier guide.

Le Chat-Tigre, après quelques tours et détours dans le sentier de plus en plus abrupt que les Mexicains ne gravissaient qu’avec une certaine difficulté, se tourna vers l’haciendero et, s’adressant à lui du ton le plus dégagé :

— Je vous prie de m’excuser de vous guider par d’aussi mauvais chemins, dit-il ; malheureusement ce sont les seuls qui conduisent à ma demeure ; du reste, nous approchons, et dans quelques minutes nous serons arrivés.

— Mais je ne vois aucune trace d’habitation, répondit don Pedro, dont le regard interrogeait vainement le paysage dans toutes les directions.

— C’est vrai, fit le Chat-Tigre en souriant, cependant nous sommes à peine à cent pas du but de notre voyage, et je vous certifie que l’endroit où je vous mène contiendrait facilement dix fois plus d’individus que nous ne sommes eu ce moment.

— À moins que cette demeure ne soit un souterrain, ce que je ne saurais supposer, je ne vois pas trop où elle pourrait se trouver.

— Vous avez presque deviné : j’habite non pas un souterrain dans la véritable acception du mot, mais du moins une retraite placée au-dessous du sol ; bien peu y sont entrés qui comme vous en seront sortis sains et saufs.

— Tant pis, répondit nettement l’haciendero, tant pis pour eux et surtout pour vous ! Le Chat-Tigre fronça les sourcils, mais se remettant aussitôt :

— Tenez, dit-il en reprenant le ton léger et insouciant qu’il affectait depuis quelques minutes, je vais faire cesser ce mystère ; écoutez, ceci est assez intéressant : lorsque les Aztèques sortirent de l’Aztlan, c’est-à-dire de la terre des Hérons, pour conquérir l’Anahuac, ou pays entre les eaux, leur pérégrination fut longue, elle dura plusieurs siècles ; parfois, pris de découragement pendant cette longue course, ils s’arrêtaient, fondaient des villes dans lesquelles ils s’installaient comme s’ils ne devaient plus s’éloigner du lieu qu’ils avaient choisi, ou bien, dans le but peut-être de laisser derrière eux des traces ineffaçables de leur passage à travers les contrées désertes qu’ils traversaient, ils construisaient des pyramides : de là les ruines nombreuses qui jonchent le sol du Mexique et les teocalis que de loin en loin on rencontre, derniers et mornes vestiges d’un monde disparu. Ces teocalis, bâtis dans des conditions de solidité incroyable, loin de s’émietter sous la toute-puissante étreinte du temps, ont fini par former corps avec le sol qui les supporte, et cela si complètement, que souvent on a peine à les reconnaître ; je ne veux d’autre preuve de ce que j’avance que celle qui se trouve devant nous. Le monticule que nous gravissons en ce moment n’est pas, comme vous le pourriez supposer, une colline due à quelque perturbation du sol, mais un teocali aztèque.

— Un teocali ! s’écria don Pedro avec étonnement.

— Mon Dieu ! oui, continua le partisan, mais tant de siècles se sont écoulés depuis le jour où il fut construit que, grâce à la terre végétale incessamment transportée par le vent, la nature a en apparence repris ses droits, et la sen-