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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Ami, répondit don Fernando avec émotion, je craignais ce qui arrive, je redoutais cette demande que vous m’adressez en ce moment. Hélas ! vous l’avez deviné, cette expédition que je prépare est bien réellement désespérée : qui sait si je réussirai ? pourquoi vouloir vous associer à mon mauvais destin ? Ma vie tout entière n’a été qu’une longue douleur, je suis heureux d’en faire le sacrifice à ce pauvre père qui pleure l’enfant qui lui a été ravie. Chaque homme a sa destinée en ce monde ; la mienne est d’être malheureux. Laissez-la-moi accomplir ; tout vous sourit, à vous ; vous avez une mère que vous chérissez et qui vous adore ; moi, je suis seul : si je succombe, nul, excepté vous, ne me regrettera ; ne me donnez pas la douleur, si vous succombiez à mes côtés, d’avoir causé votre mort : ce serait pour moi à mon heure suprême un trop cruel remords.

— Ma résolution est irrévocable, mon ami. Quoi que vous me puissiez dire, je vous suivrai ; le dévouement, vous le savez, est dans ma famille une tradition, je dois faire aujourd’hui ce que mon père n’a pas hésité à faire à une autre époque pour la famille à laquelle nous sommes attachés ; encore une fois mon ami, je vous le répète, mon devoir exige que je vous accompagne.

— N’insistez pas, Estevan, je vous en supplie ; pensez à votre mère, songez à sa douleur !

— Je ne songe en ce moment qu’à ce que l’honneur m’ordonne ! s’écria le jeune homme avec chaleur.

— Non, encore une fois, je ne puis consentir à ce que vous m’accompagniez, mon ami ; songez à la douleur de votre mère, si elle vous perdait.

— Ma mère, Fernando, serait la première à m’ordonner de vous suivre, si elle était là.

— Bien parlé, mon fils ? dit une voix douce derrière les jeunes gens.

Ceux-ci se retournèrent en tressaillant : Ña Manuela était debout, à deux pas d’eux ; elle souriait.

— J’ai tout entendu, reprit-elle ; merci ! don Fernando, d’avoir parlé ainsi que vous l’avez fait : l’écho de vos paroles a doucement résonné dans mon cœur ; mais Estevan a raison, son devoir exige qu’il vous suive : cessez donc de l’en dissuader ; il appartient à une race qui ne transige jamais avec ce qu’elle croit être le devoir. Qu’il parte avec vous, il le faut ; s’il succombe, je le pleurerai, je mourrai peut-être, mais je mourrai en le bénissant, car il sera tombé pour le service de ceux que, depuis cinq générations, nous avons juré de servir fidèlement.

Don Fernando contempla avec admiration cette mère qui, malgré l’amour sans bornes qu’elle avait pour son fils, n’hésitait pas cependant à le sacrifier à ce qu’elle croyait son devoir ; il se sentit sans force devant cette héroïque abnégation, les paroles lui manquèrent pour rendre ce qu’il éprouvait, il ne put acquiescer que d’un signe de tête à une volonté si énergiquement exprimée.

— Allez, mes enfants, continua-t-elle en levant les yeux au ciel avec un mouvement rempli d’une sainte exaltation, Dieu, à qui rien n’échappe, voit votre dévouement, il vous en tiendra compte ; le règne des méchants est court sur la terre, la protection du Tout-Puissant vous suivra, elle vous défendra