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LES CHASSEURS D’ABEILLES

chasseur d’abeilles des prairies ? Les secrets que possède le Chat-Tigre, il me les a révélés, à l’époque où lui et moi, non seulement nous chassions les abeilles, mais encore nous allions à la recherche de la cascarilla. Prenez courage, tout n’est pas perdu encore.

L’homme qu’un soudain et épouvantable malheur vient de frapper, quelle que soit l’intensité de sa douleur, s’il rencontre près de lui un ami au cœur fort qui lui laisse entrevoir une lueur d’espoir, si lointaine et si fugitive qu’elle soit, se sent tout à coup réconforté, son courage abattu lui revient et, confiant dans les paroles qui lui ont été dites, il se retrouve plus fort pour la lutte qui s’apprête. Ce fut ce qui arriva à don Pedro ; les paroles de don Fernando, que depuis un mois il avait vu à l’œuvre, qu’il avait appris à aimer et dans lequel il avait une foi entière, lui rendirent comme par enchantement le courage et l’espoir qui l’avaient abandonné.

— Maintenant, reprit don Fernando en s’adressant au lepero, dites-moi de quelle façon le Chat-Tigre traitait sa prisonnière : vous êtes demeuré assez longtemps auprès de lui pour me renseigner sûrement à cet égard.

— Quant à cela, seigneurie, je vous répondrai franchement qu’il avait pour la señorita les soins les plus assidus, s’inquiétant d’elle à chaque instant avec la plus grande sollicitude et faisant souvent ralentir la marche, de crainte de trop la fatiguer.

Les auditeurs respirèrent : ces ménagements de la part de cet homme pour qui rien n’était respectable semblaient indiquer des intentions meilleures que celles qu’on était en droit d’attendre de lui.

Don Fernando reprit son interrogatoire.

— N’avez-vous jamais entendu le Chat-Tigre, dit-il, causer avec doña Hermosa ?

— Une seule fois, répondit le lepero ; la pauvre señorita était bien triste ; elle n’osait pleurer tout haut pour ne pas indisposer le chef, mais ses yeux étaient constamment pleins de larmes, et des sanglots étouffés soulevaient péniblement sa poitrine. Un jour que pendant une halte elle s’était assise à l’écart au pied d’un arbre et que, les yeux fixés sur la route que nous venions de parcourir, de grosses larmes coulaient sur ses joues en y laissant un long sillon humide, le Chat-Tigre s’approcha d’elle, et, après l’avoir un instant considérée avec un mélange de pitié et de colère, il lui dit à peu près ceci :

« — Enfant, c’est vainement que vous regardez en arrière : ceux que vous attendez ne viendront pas ; nul ne vous arrachera de mes mains jusqu’au jour où je jugerai à propos de vous rendre la liberté. C’est à vous seule que je dois la ruine de mes projets et le massacre de mes amis au présidio de San-Lucar ; je le sais ; je me suis emparé de vous par vengeance, mais, si cela peut vous consoler et vous rendre le courage, sachez que cette vengeance sera douce, puisque, avant un mois d’ici, je vous réunirai à celui que vous aimez. »

« La jeune señorita le regarda d’un air incrédule.

« Il s’en aperçut, et continua avec une expression de méchanceté implacable :