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LES CHASSEURS D’ABEILLES

avez raison de me juger comme vous l’avez fait, je veux que vous et les vôtres rentriez dans votre hacienda de las Norias de San-Antonio, non seulement sans avoir perdu un cheveu, mais encore après avoir été bien traités par moi. Cette détermination vous étonne, n’est-il pas vrai ? vous étiez loin de vous y attendre.

— Nullement, j’ai toujours pensé qu’il en serait ainsi.

— Ah ! fit-il avec étonnement : ainsi, si je vous offrais l’hospitalité dans mon calli, vous accepteriez ?

— Pourquoi non, si cette offre était sérieuse ?

— Alors, venez sans crainte : je vous donne ma parole que vous et ceux qui vous accompagnent vous n’aurez à redouter de moi aucune insulte.

— Soit ! fit don Pedro, je vous suis.

Mais l’inconnu avait, avec une anxiété croissante, suivi les péripéties singulières de cette conversation. En ce moment il s’élança brusquement en avant et, étendant les bras vers l’haciendero :

— Arrêtez ! sur votre tête, s’écria-t-il d’une voix que l’émotion intérieure qu’il éprouvait faisait trembler malgré lui. Arrêtez ! ne vous laissez pas tromper par la feinte bienveillance de cet homme, il vous tend un piège : son offre cache une trahison.

Le Chat-Tigre redressa sa haute taille et, lançant au jeune homme un regard dédaigneux :

— Tu divagues, garçon, répondit-il avec un accent empreint d’une majesté suprême, cet homme ne court aucun danger en se fiant à moi : s’il existe au monde beaucoup de choses que je ne respecte pas, il en est une au moins que toujours j’ai respectée et que je n’ai pas souffert qu’on mit en doute, c’est ma parole ; cette parole, je l’ai donnée a ce caballero : allons ! livre-nous passage, la jeune femme que tu as si à propos secourue n’est pas complètement sauvée encore, son état réclame des soins que tu serais impuissant à lui donner.

L’inconnu tressaillit ; un sombre éclair jaillit de son œil bleu, sa bouche souriait comme pour une réponse ; cependant il demeura muet, fit quelques pas en arrière et baissa la tête avec un mouvement de colère concentrée.

— D’ailleurs, continua imperturbablement le partisan, quelle que soit la force dont tu disposes dans d’autres parties du désert, tu sais qu’ici je suis tout-puissant et que ma volonté fait loi : laisse-moi donc agir à ma guise, sans me contraindre à employer des moyens qui me répugnent, je n’aurais qu’à faire un geste pour dompter ton fol orgueil.

— Bon ! répondit le jeune homme d’une voix sourde, je sais que je ne puis rien ; mais prenez garde à la façon dont vous traiterez ces étrangers, qui se sont placés sous ma protection, car je saurais prendre ma revanche.

— Oui, oui, fit le Chat-Tigre avec mélancolie, je sais que tu n’hésiterais pas à te venger même de moi, si tu croyais avoir des motifs de le faire, mais peu m’importe ; quant à présent, je suis le maître.

— Je vous suivrai jusque dans votre repaire, ne croyez pas que je laisse ainsi ces étrangers entre vos mains.

— Soit, je ne m’oppose pas à ce que tu nous accompagnes, loin de là, j’aurais été fâché qu’il en fût autrement.