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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Dans une forêt vierge éloignée de deux cents milles environ du présidio de San-Lucar, où se sont passés les derniers et terribles épisodes de notre histoire, au centre d’une vaste clairière, deux hommes recouverts du costume des gambucinos mexicains étaient assis sur des crânes de bisons desséchés, devant un feu clair qui ne produisait aucune fumée.

Ces deux hommes étaient don Estevan Diaz, le mayordomo de don Pedro de Luna, et Luciano Pedralva, le capataz. Le fusil appuyé sur la cuisse, afin probablement de pouvoir s’en servir à la première alerte, ils fumaient leurs pajillos de paille de maïs sans échanger une parole.

Plusieurs peones et arrieros étaient couchés à quelques pas de là, auprès de plusieurs mules de charge qui mangeaient à pleine bouche la ration de blé indien placée sur des mantas étendues devant elles sur le sol ; huit ou dix chevaux étaient entravés à l’amble, non loin d’un jacal en branchages devant l’entrée duquel, en guise de porte, était attaché un zarapé. Un peon immobile sur le bord d’un étroit ruisseau qui coulait à l’extrémité de la clairière veillait, le fusil sur l’épaule, à la sûreté commune.

Il était facile de reconnaître, aux débris de toute sorte qui jonchaient le sol, dont l’herbe avait entièrement disparu, et aux quartiers de venaison pendus aux basses branches d’un mahogany, que le campement que nous avons décrit n’était pas une de ces haltes provisoires que les coureurs de bois choisissent pour une nuit, et qu’ils abandonnent au lever du soleil, mais bien un de ces campements sérieux comme les chasseurs en établissent souvent dans les prairies pour leur servir de lieu de rendez-vous pendant la saison du trappage.

Le zarapé fut soulevé de l’intérieur du jacal, et don Pedro parut.

Ses traits étaient pâles, son visage triste et pensif ; il jeta autour de lui un regard investigateur, et s’approchant des deux hommes :

— Eh bien ? leur demanda-t-il avec inquiétude.

— Rien encore, répondit Estevan.

— Cette absence est incompréhensible, jamais jusqu’à présent don Fernando n’était demeuré aussi longtemps dehors, reprit don Pedro avec agitation.

— C’est vrai, depuis bientôt trente heures il nous a quittés, fit le capataz : pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur !

— Non, dit Estevan, don Fernando connaît trop bien le désert, il l’a parcouru trop longtemps pour qu’une pareille éventualité soit possible.

— Songez où nous sommes, objeta don Pedro : cette contrée presque inexplorée est infestée des plus dangereux serpents, les bêtes fauves y pullulent.

— Qu’importe, don Pedro ? répondit Estevan avec force. Vous oubliez que don Fernando et le Cœur-de-Pierre sont le même homme ; que la région où nous sommes est celle où s’est écoulée la plus grande partie de sa vie ; que c’est là que pendant de longues années il a chassé l’abeille et récolté la cascarilla ! Non, vous dis-je, notre ami n’a été victime d’aucun accident.

— Mais alors expliquez-moi la cause de cette absence incompréhensible.

— Vous savez, don Pedro, avec quelle abnégation notre ami nous a offert son concours lorsque, désespérés de la subite disparition de doña Hermosa,