Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/305

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
301
LES CHASSEURS D’ABEILLES

nement mexicain enverra contre nous dès qu’il recevra la nouvelle de cette échauffourée.

— Est-il donc impossible de faire changer le Chat-Tigre d’avis à ce sujet ?

— Oui, j’ai employé tous les moyens, je lui ai fait les observations les plus sensées, il n’a voulu rien entendre : cet homme poursuit un but que lui seul connaît, le désir qu’il manifeste hautement de régénérer la race indienne n’est pour moi qu’un prétexte.

— Vous m’effrayez, don Torribio ; s’il en est ainsi, pourquoi ne pas abandonner cet homme ?

— Le puis-je ? répondit-il avec accablement ; ne suis-je pas un renégat, maintenant ? Vous l’avouerai-je, señorita ? bien que tout soit calme en apparence, que l’avenir semble me sourire, eh bien, depuis quelques jours, un découragement invincible s’est emparé de moi, je vois tout en noir, je me sens fatigué de la vie, j’ai, enfin, le pressentiment que je suis à la veille d’un horrible malheur.

Doña Hermosa lui jeta à la dérobée un regard perçant.

— Chassez ces tristes pensées, lui dit-elle avec intention, votre avenir est assuré désormais, rien ne peut le changer.

— Je le crois, mais, vous le savez, señorita, entre la coupe et les lèvres, il y a place pour un malheur.

— Allons, allons ! don Torribio, dit gaiement don Pedro, mettons-nous à table, voici probablement le dernier repas que nous ferons avec vous avant la prise de possession, car c’est pour aujourd’hui, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit don Torribio en offrant la main à doña Hermosa pour passer dans la salle à manger.

Un splendide déjeuner était servi.

Les premiers moments furent silencieux ; les convives semblaient gênés, mais peu à peu, grâce aux efforts de doña Hermosa et de son père pour égayer le jeune homme, la glace se rompit, et la conversation prit une tournure plus gaie : on voyait que don Torribio se faisait violence pour renfermer dans son cœur un flot de pensées qui lui montaient aux lèvres et qu’il ne voulait pas laisser échapper.

Vers la fin du repas, le chef se tourna vers doña Hermosa.

— Señorita, lui dit-il, ce soir tout sera dit pour moi : en assistant en costume de chef indien à la cérémonie d’aujourd’hui, j’aurai franchement jeté le gant à mes compatriotes, en leur faisant comprendre que je me suis franchement rallié à la cause des Peaux-Rouges, et que, grâce au Chat-Tigre et à moi, ce qu’ils ont pris dans le principe pour une course indienne était le soulèvement d’un peuple tout entier ; je connais l’orgueil des blancs : quoiqu’ils ne puissent parvenir à féconder les immenses territoires qu’ils possèdent, ils ne voudront pas nous laisser jouir en paix de l’héritage que nous nous sommes taillé à la pointe de nos lances, le gouvernement mexicain nous fera une guerre acharnée. Puis-je compter sur vous ?

— Avant de vous répondre, don Torribio, j’attends que vous vous expliquiez plus clairement.