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LES CHASSEURS D’ABEILLES

connais une foule de personnes auxquelles pareilles menaces ont été faites et qui ne s’en portent pas plus mal.

— Cet égal, malgré cela je ne m’y fierais pas.

— Mais il ne s’agit pas de tout cela : vous allez retourner à l’hacienda, don Luciano, et surtout n’oubliez pas mes recommandations.

— Rapportez-vous-en à moi, seigneurie, mais un mot encore.

— Dites, mon ami, mais hâtez-vous.

— Je suis on ne peut plus inquiet de don Estevan, fit-il à demi-voix pour ne pas être entendu de Manuela ; depuis six jours il a disparu sans que nous ayons eu de ses nouvelles.

Doña Hermosa sourit finement.

— Estevan n’est pas homme à se perdre sans laisser de traces ; rassurez-vous, le moment venu, vous le reverrez, dit-elle.

— Tant mieux ! señorita, car c’est un homme sur lequel on peut compter.

— Don Torribio ! fit Manuela en se retournant.

— Hum ! dit le capataz, il est temps que je disparaisse alors.

— Venez, venez, dit la mère du mayordomo.

Après s’être incliné devant doña Hermosa et don Pedro, le capataz suivit Manuela.

À peine la porte par laquelle sortait le capataz était-elle refermée, qu’une autre s’ouvrait pour livrer passage à don Torribio.

Le jeune homme portait un magnifique costume indien ; son front était soucieux et son regard triste ; il s’inclina devant la jeune fille, serra amicalement la main de don Pedro, et sur un geste muet de doña Hermosa prit un siège.

Après les premiers compliments, la fille de l’haciendero, que l’apparence sombre du jeune homme inquiétait plus qu’elle ne voulait le laisser paraître, se pencha gracieusement vers lui, et d’un air d’intérêt parfaitement joué :

— Qu’avez-vous, don Torribio ? lui demanda-t-elle, vous semblez triste : auriez-vous reçu de mauvaises nouvelles ?

— Non, señorita, je vous remercie de l’intérêt que vous voulez bien prendre à ce qui me regarde ; si j’étais un ambitieux, tous mes souhaits seraient comblés, puisqu’en recevant votre main dans quelques jours, le rêve de toute ma vie sera satisfait ; vous voyez, señorita, ajouta-t-il avec un sourire triste, que je vous fais lire jusqu’au plus profond de mon cœur.

— Je vous en sais gré, don Torribio, cependant, ces jours passés vous n’étiez pas ainsi, il faut qu’il soit arrivé…

— Rien, je vous assure, qui me touche personnellement, interrompit-il ; mais, plus le moment approche où doit avoir lieu la cérémonie de prise de possession de cette terre que nous avons reconquise, plus le découragement s’empare de moi ; je n’approuve nullement la résolution du Chat-Tigre de se faire proclamer chef indépendant d’une manière officielle, c’est une folie à laquelle je ne puis rien comprendre ; le Chat-Tigre sait aussi bien que qui que ce soit qu’il lui est impossible de se soutenir ici ; les Apaches, malgré leur bravoure, ne sauraient résister aux troupes disciplinées que le gouver-