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LES CHASSEURS D’ABEILLES

avait évité avec le plus grand soin de se rencontrer avec elle, tout en félicitant don Torribio de l’amour que la jeune fille paraissait avoir pour lui.

Cependant un observateur se serait facilement aperçu que le Chat-Tigre cachait au fond de son cœur une arrière-pensée fatale, mais don Torribio était trop aveuglé par son amour, pour chercher à lire sur le visage impénétrable du vieux partisan.

La force de sa passion et la fureur avec laquelle il s’y abandonnait, l’étourdissaient sur la honte et le remords qui le brûlaient, lorsqu’il réfléchissait à l’infamie dont il s’était rendu coupable en trahissant lâchement les siens, pour se mêler aux hordes féroces et sanguinaires des Apaches.

La jeune fille, en apprenant que don Torribio désirait lui parler, donna ordre qu’il fût immédiatement introduit.

Doña Hermosa causait en ce moment avec son père ; don Pedro de Luna, aussitôt qu’il avait reçu la lettre de sa fille, s’était hâté de se rendre auprès d’elle ; depuis plusieurs jours déjà il se trouvait au camp.

L’intérieur du toldo n’était plus reconnaissable ; don Torribio l’avait fait garnir de meubles précieux enlevés par les Indiens dans diverses haciendas. Des séparations avaient été construites, des cloisons placées, enfin la métamorphose était complète, et, quoique l’extérieur fût resté le même, l’intérieur était devenu, grâce aux changements qu’on lui avait fait subir, une véritable habitation européenne.

Avec don Pedro était aussi revenue Manuela, la nourrice de doña Hermosa, ce qui avait été fort agréable à la jeune fille, d’abord à cause de la confiance qu’elle avait en elle, ensuite parce que Manuela lui était indispensable pour ces mille petits services et ces soins qu’une femme du monde est habituée à se faire rendre, et qui lui sont devenus un besoin impérieux. En outre, la présence de la vieille femme, toujours en tiers lorsque don Torribio venait visiter doña Hermosa, mettait celle-ci à l’abri de toute tentative audacieuse que la violence de sa passion aurait poussé le jeune homme à commettre, et le contraignait peut-être malgré lui à ne jamais sortir des bornes d’un profond respect.

Quel que fût l’étonnement des Peaux-Rouges à la vue des changements opérés par don Torribio, la vénération et le dévouement qu’ils professaient pour le Chat-Tigre étaient si grands, qu’avec cette délicatesse innée chez les hommes de leur race ils avaient feint de ne rien voir, puisque leur chef ne jugeait pas à propos de se formaliser de la conduite du chef pâle ; du reste, comme en toutes circonstances celui-ci leur prêtait un concours énergique, qu’il était toujours le premier au combat et le dernier à la retraite, ils trouvaient juste qu’il arrangeât son bonheur comme bon lui semblait, sans que personne y trouvât à redire.

— Eh bien ! lui demanda doña Hermosa dès qu’elle l’aperçut, le Chat-Tigre est-il parvenu à calmer l’effervescence qui s’était emparée des tribus ?

— Oui, grâce au ciel ! señorita, répondit-il, mais l’action commise par le major Barnum est indigne, et plutôt le fait d’une bête fauve que d’un être civilisé !

— Peut-être le major n’est-il pas coupable, dit la jeune fille.