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LES CHASSEURS D'ABEILLES

Ce fut ce qui arriva dans cette circonstance. Comment se méfier d’une jeune fille, d’une enfant de vingt ans à peine, dont les manières paraissaient si naïves, dont le regard était chargé de tant de langueur et qui avouait si franchement son amour ?

Quel intérêt pouvait-elle avoir à le tromper, puisque don Fernando Carril était sauvé ? Dans quel but serait-elle venue se livrer entre ses mains, sans possibilité de lui échapper ?

Cela lui paraissait absurde et l’était en effet jusqu’à un certain point.

Cela prouvait seulement que don Torribio, un homme d’État avant tout, doué de qualités éminentes et qui toute sa vie n’avait eu qu’un but, l’accomplissement des rêves de son ambition, s’était constamment absorbé dans ses hautes combinaisons politiques et n’avait pas étudié cet être pétri de malice, de grâce et de perfidie, que l’on appelle la femme, et qu’il ne la connaissait pas.

La femme, — la femme américaine surtout, — ne pardonne jamais une insulte faite à celui qu’elle aime : c’est l’arche sainte à laquelle nul ne doit toucher.

Et puis, disons-le, doña Hermosa avait été le seul, l’unique amour de don Torribio ; c’était une croyance, une religion pour lui, et toute considération disparaissait à ses yeux devant cette preuve que la jeune fille venait de lui donner.

— Maintenant, lui dit-elle, puis-je rester dans votre camp jusqu’à ce que mon père vienne, sans craindre d’être insultée ?

— Commandez, seîiorita, vous n’avez ici que des esclaves, répondit-il en s’inclinant.

— Cette femme, grâce à la protection de laquelle j’ai pu parvenir jusqu’à vous, va se rendre à l’hacienda de las Norias.

Don Torribio s’avança vers le rideau du toldo et frappa deux fois dans sa main.

Un guerrier indien parut.

— Qu’un toldo soit préparé pour moi : je cède celui-ci à ces deux femmes des visages pâles, dit le jeune homme en langue apache ; une troupe de guerriers choisis que mon frère commandera veillera incessamment à leur sûreté ; malheur à celui qui n’aura pas pour elles le plus profond respect ! Ces femmes sont sacrées, libres d’aller, de venir et de recevoir qui bon leur semblera.

Mon frère m’a compris ?

Le guerrier s’inclina sans répondre.

— Que mon frère fasse préparer deux chevaux.

L’Indien sortit.

— Vous le voyez, señorita, continua-t-il en s’inclinant devant la jeune fille, vous êtes reine ici.

— Je vous remercie, répondit doña Hermosa. Tirant alors de sa poitrine une lettre préparée d’avance et qui n’était pas cachetée : J’étais, continua-t-elle, certaine du résultat de l’entretien que je voulais avoir avec vous ; aussi, vous le voyez, je l’annonçais à mon père avant même de vous voir. Tenez, ajouta-t-elle avec un charmant sourire sur les lèvres, mais avec un tremblement intérieur, lisez, don Torribio, ce que j’écris à mon père.