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LES CHASSEURS D’ABEILLES

les Indiens, que l’ivresse rend fous furieux et capables des plus grands excès.

Le pouvoir des sachems était méconnu ; du reste, la plupart d’entre eux étaient dans le même état que les guerriers, et nul doute que, si les habitants de San-Lucar avaient eu des forces suffisantes pour tenter une surprise, ils eussent fait un massacre épouvantable de ces créatures abruties par les liqueurs fortes et incapables de se défendre en ce moment.

Grâce au désordre, les deux femmes purent escalader la ligne du camp sans être remarquées : alors, le cœur palpitant, les membres frissonnants de terreur, mais le visage calme et impassible, elles glissèrent comme des couleuvres parmi les groupes, passant inaperçues au milieu des buveurs, qui les heurtaient à chaque pas, cherchant au hasard, s’en rapportant à la Providence ou à leur bonne étoile du soin de leur faire trouver parmi tous ces toldos construits pêle-mêle celui qui servait d’habitation au grand visage pâle.

Depuis assez longtemps déjà elles erraient ainsi, au hasard, sans avoir fait aucune mauvaise rencontre ; enhardies par le succès, leur terreur s’était presque entièrement dissipée, et elles échangeaient parfois entre elles un regard d’encouragement, lorsque tout à coup un Indien d’une taille athlétique saisit doña Hermosa par la ceinture, et, l’enlevant de terre, lui appliqua un vigoureux baiser sur le cou.

À cette insulte inattendue, la jeune fille poussa un cri de frayeur et, faisant un effort surhumain, elle se dégagea des bras de l’Indien, qu’elle repoussa loin d’elle avec force.

Le sauvage recula en trébuchant sur ses jambes avinées et roula sur le sol avec un cri de rage, mais se relevant presque aussitôt il bondit comme un jaguar sur la jeune fille.

Na Manuela se jeta vivement devant elle.

— Arrière ! dit-elle en posant résolument sa main sur la poitrine de l’Indien, cette femme est ma sœur.

— El Zopilote est un guerrier qui ne supporte pas une insulte, répondit le sauvage en fronçant les sourcils et en dégainant son couteau.

— Veux-tu donc la tuer ! fit la vieille dame avec effroi.

— Oui, je veux la tuer, reprit-il, si elle ne consent pas à me suivre dans mon toldo ; elle sera la femme d’un chef.

— Tu es fou, reprit Manuela, ton toldo est plein, il n’y a pas place pour un autre feu dedans.

— Il y a place pour deux encore, répondit l’Indien en ricanant. Et, puisque cette femme est ta sœur, tu la suivras.

Au bruit de cette discussion, un groupe d’Indiens s’était formé autour des deux femmes, qui se trouvaient être le centre d’un cercle qu’il leur était impossible de franchir.

Manuela mesura d’un coup d’œil la gravité de la position dans laquelle elle se trouvait ; elle se vit perdue.

— Eh bien ! reprit el Zopilote en saisissant de la main gauche la chevelure de doña Hermosa, qu’il enroula autour de son poignet, et en brandissant son couteau, ta sœur et toi, me suivrez-vous dans mon toldo ?