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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Pourvu que j’arrive à temps, et qu’il ne se soit pas encore présenté à don José Kalbris.

Au moment où Estevan arrivait au fort, le gouverneur en sortait en compagnie de don Torribio Quiroga : mais le Mexicain, absorbé par les idées qui bourrelaient son cerveau, ne remarqua pas les deux cavaliers qui passèrent à le toucher sans attirer son attention.

Ce funeste hasard fut la cause d’un malheur irréparable.

Après avoir quitté le jeune homme, les deux femmes marchèrent pendant quelques instants au hasard, se dirigeant vers les lumières qui se trouvaient devant elles.

Arrivées à une certaine distance, elles s’arrêtèrent pour reprendre haleine et afin de calmer les mouvements de leur cœur qui battait à se rompre dans leur poitrine.

À présent que quelques pas à peine les séparaient des toldos des Indiens, leur projet leur apparaissait avec tout ce qu’il avait de hasardeux et de téméraire, et, quelque résolution qui les animât, les pauvres femmes sentaient malgré elles leur courage les abandonner, et leur cœur se glacer d’effroi à la pensée de l’horrible drame dans lequel elles allaient jouer le principal rôle.

Chose étrange ! ce fut Manuela qui rendit à sa compagne la fermeté qui l’abandonnait.

— Señorita, lui dit-elle, à mon tour de vous servir de guide ; à présent, si vous consentez à suivre mes conseils, j’espère que nous parviendrons à conjurer les nombreux dangers qui nous menacent.

— Parle, répondit doña Hermosa, je t’écoute, nourrice.

— Il nous faut d’abord laisser ici ces manteaux qui cachent nos vêtements et nous feraient immédiatement reconnaître pour des blanches.

En disant ces mots, elle se dépouilla de son manteau qu’elle jeta loin d’elle, doña Hermosa l’imita sans hésiter.

— Maintenant, reprit-elle, marchez près de moi ; quoi qu’il arrive, ne témoignez aucune crainte et surtout ne prononcez pas un seul mot, sans quoi nous serions perdues sans rémission.

— Bien, fit la jeune fille.

— Nous sommes, continua Manuela, deux Indiennes qui ont fait au Wacondah un vœu pour la guérison de leur père blessé. Vous m’avez bien comprise. Surtout pas un mot !

— Allons ! et que Dieu nous protège.

— Ainsi soit-il, répondit Manuela en faisant dévotement le signe de la croix.

Elles se remirent en marche.

Cinq minutes plus tard elles entraient dans le camp.

Les Indiens, enivrés des faciles succès qu’ils avaient obtenus sur les Mexicains, se livraient à la joie la plus vive.

Ce n’était que chants et danses de toutes parts.

Quelques barils d’aguardiente, découverts dans le vieux présidio et dans les haciendas pillés aux environs, avaient été traînés dans le camp et défoncés.

Aussi un désordre inouï, un tohu-bohu étrange et sans nom régnait parmi