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LES CHASSEURS D'ABEILLES

— Oui, mais il a failli être tué ; ce qui a manqué une première fois peut réussir une seconde. Don Torribio m’a frappé dans mes plus chères affections, ma résolution est prise, il saura ce qu’est la vengeance d’une femme.

— Rien ne pourra vous faire changer de résolution ?

— Rien, dit-elle d’une voix ferme.

— Allez donc vous préparer, señorita, je vous attends ici.

Les deux femmes entrèrent dans la maison tandis qu’Estevan s’asseyait pensif sur une des marches du perron.

Son attente ne fut pas longue. Au bout de dix minutes les deux femmes sortirent.

Elles avaient revenu le costume complet des Apaches ; les peintures dont elles avaient recouvert leur visage complétaient l’illusion et les rendaient méconnaissables.

Estevan ne put retenir un cri d’admiration, tant la transformation était entière.

— Oh ! dit-il, vous êtes bien réellement des Indiennes ainsi.

— Croyez-vous donc, reprit doña Hermosa avec un sourire ironique, que don Torribio seul ait le privilège de changer à volonté et de se transformer à sa guise ?

— Qui peut lutter avec une femme ? fit Estevan en secouant la tête. Et maintenant que voulez-vous de moi ? continua-t-il.

— Peu de chose, répondit doña Hermosa, votre protection jusqu’aux premières lignes indiennes.

— Et ensuite ?

— Ensuite, le reste nous regarde.

— Mais vous ne comptez pas rester ainsi seules au milieu des païens ?

— Au contraire, il faut que nous y restions.

— Ma mère ! dit tristement le jeune homme, voulez-vous donc tomber aux mains de ces barbares païens ?

— Rassurez-vous, mon fils, dit la vieille dame avec un doux regard, je ne cours aucun danger.

— Mais cependant…

— Estevan ! interrompit doña Hermosa d’une voix brève, je vous réponds de votre mère.

Le mayordomo baissa la tête avec découragement.

— Enfin, dit-il d’un air peu convaincu, à la grâce de Dieu !

— Partons, dit doña Hermosa en s’enveloppant avec soin dans les plis d’un manteau.

Le jeune homme marchait en avant.

La nuit était épaisse, çà et là des feux mourants, autour desquels dormaient étendus les défenseurs du présidio, ne jetaient qu’une lueur pâle et incertaine, insuffisante pour se guider dans les ténèbres qu’ils augmentaient au lieu de les dissiper.

Une lugubre tristesse pesait sur la ville, au-dessus de laquelle planait un silence de plomb, qui n’était interrompu par intervalles que par les cris rauques des vautours, des urubus et des caracaras, qui se disputaient les