Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/260

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
256
LES CHASSEURS D’ABEILLES

Ces deux hommes étaient don Torribio et le Chat-Tigre.

— Eh bien ? leur cria celui-ci du plus loin qu’il les aperçut.

— C’est fait, répondit laconiquement Carlocho en mettant pied à terre, et prenant dans ses bras don Fernando qu’il porta sur un lit de feuilles.

Le jeune homme ne donnait plus signe de vie.

— Serait-il mort ? demanda le Chat-Tigre en grommelant.

Carlocho secoua la tête.

— Il n’en vaut guère mieux ! dit-il.

— Misérable ! s’écria le chef indien avec colère, est-ce ainsi que vous exécutez mes ordres ? Ne vous avais-je pas recommandé de le prendre vivant ?

— Hum ! fit Carlocho, j’aurais voulu vous y voir ! un démon incarné qui, armé seulement d’une fine épée de parade, nous a résisté pendant plus de vingt minutes, et n’a succombé qu’après avoir tué quatre de nos plus braves compagnons.

Le Chat-Tigre sourit avec mépris.

— Vous êtes des lâches ! dit-il.

Et tournant le dos au vaquero en haussant les épaules, il s’approcha du jeune homme.

Don Torribio était déjà près de lui.

— Est-il mort ? lui demanda-t-il.

— Non, répondit le Mexicain au bout d’un instant, mais peu s’en faut.

— Tant pis ! murmura le vieux chef, je donnerais beaucoup pour qu’il en réchappât.

Don Torribio le regarda avec étonnement.

— Que nous importe la vie de cet homme, lui dit-il, n’était-il pas votre ennemi ?

— Voilà justement pourquoi je ne voudrais pas qu’il mourût.

— Je ne vous comprends pas.

— J’ai voué ma vie à l’accomplissement d’une idée, je ne m’appartiens donc plus, je dois faire à cette idée le sacrifice de mes haines et de mes amitiés.

— J’admets cela jusqu’à un certain point, mais alors pourquoi avez-vous tendu un piège à cet homme qui, d’après ce que vous m’avez dit vous-même, est un traître ?

— Les hommes seront-ils donc toujours mal jugés, même par ceux qui les voient de plus près ? dit le vieux partisan avec un sourire amer. Que m’importe que cet homme soit un traître ? En le supprimant sans attenter à sa vie, j’atteignais le but que je me proposais en m’assurant votre alliance, puis après l’avoir pendant quelques jours retenu prisonnier pour l’empêcher d’agir contre vous et de s’opposer à votre mariage avec doña Hermosa, je l’aurais rendu à la liberté.

— Malheureusement, il est trop tard maintenant ; ce qui est fait est fait ; la mort de cet homme, tué obscurément dans une embuscade, nuira plus que vous ne le supposez à vos projets.

— Que son sang retombe sur votre tête, car c’est vous qui avez ordonné ce meurtre.