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LES CHASSEURS D’ABEILLES

de vous exposer au risque d’être assassiné sur la route, ainsi que cela a failli arriver à ce pauvre Estevan.

— A-t-il donc été attaqué ? demanda le jeune homme.

— Oui ! répondit sèchement l’haciendero, lui et une autre personne qui, moins heureuse que lui, est morte probablement ; ne le saviez-vous pas ?

— Moi ! s’écria don Torribio avec un accent de vérité auquel il était impossible de se méprendre, comment le saurais-je ?

— Pardonnez-moi, mon cousin ; je suis tellement troublé par tout ce qui arrive, que je ne sais plus ce que je dis. Le jeune homme s’inclina, puis il reprit :

— N’aurai-je pas le bonheur de présenter mes respects à ma charmante cousine ? dit-il.

— Vous l’excuserez, elle est retirée dans ses appartements : la pauvre enfant est si bouleversée par les événements extraordinaires qui ont tout à coup fondu sur nous, qu’elle ne peut voir personne, pas même vous.

— Je suis d’autant plus peiné de ce contre-temps que j’aurais désiré avoir avec vous une conversation sur un sujet fort grave.

— Tant pis ! mon cousin, tant pis, le moment est assez mal choisi, vous en conviendrez, pour causer d’affaires, lorsque les Indiens sont à nos portes, dévastent nos campagnes et incendient nos demeures.

— C’est vrai, mon cousin, je reconnais la justesse de votre observation ; malheureusement, je me trouve placé dans des circonstances si extraordinaires par le hasard, que, s’il m’était permis d’insister…

— Ce serait inutile, mon cher don Torribio, interrompit l’haciendero avec une certaine raideur, j’ai eu l’honneur de vous dire que ma fille ne peut avoir le plaisir de vous voir.

— Excusez alors, je vous prie, mon cousin, ce que ma présence a d’intempestif, peut-être serai-je plus heureux un autre jour.

— C’est cela, un autre jour, quand nous serons délivrés de ces païens maudits et que nous n’aurons plus une mort horrible en perspective.

— Et maintenant, continua le jeune homme avec une colère mal contenue, comme je remarque que par distraction sans doute vous n’avez pas songé à m’offrir un siège, mon cousin, il ne me reste plus qu’à former des vœux pour votre sûreté et à prendre congé de vous.

L’haciendero n’eut pas l’air de remarquer le ton de mauvaise humeur avec lequel le jeune homme avait prononcé ces paroles.

— Alors adieu, don Torribio, dit-il ; bon voyage ; surtout soyez prudent, et ne marchez que la barbe sur l’épaule ; les routes sont infestées de brigands ; je serais désespéré qu’il vous arrivât malheur.

— Je suivrai votre conseil dont je vous remercie sincèrement, répondit le jeune homme, qui se détourna pour sortir.

En ce moment, don Estevan, qui, ainsi que nous l’avons dit, semblait dormir, ouvrit les yeux. En apercevant don Torribio, un éclair passa dans son regard.

— Ma mère, dit-il d’une voix faible, et vous, don Pedro, soyez assez bons