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LES CHASSEURS D’ABEILLES

de joie ; il devina que le Chat-Tigre, en agissant avec rapidité, voulait lui donner une preuve de la franchise de sa conduite à son égard, et de la façon dont il comptait tenir la promesse qu’il lui avait faite.

Le jeune homme, qui jusqu’à ce moment avait été en proie à mille sentiments contraires, résolut de fixer enfin ses doutes et de savoir positivement ce qu’il devait craindre ou espérer de doña Hermosa et de son père ; vers neuf heures du matin il monta à cheval, et, malgré les dangers qu’il aurait sans doute à courir pendant le court trajet du presidio à l’hacienda, il réussit à quitter inaperçu San-Lucar, dont les Indiens approchaient rapidement, et se dirigea à toute bride vers le Cormillo.

À moitié chemin à peu près de l’hacienda son cheval se cabra devant plusieurs cadavres étendus, criblés de blessures, en travers du chemin ; mais don Torribio était trop préoccupé par ses propres pensées pour accorder grande attention à cette rencontre de mauvaise augure ; il jeta en passant un regard indifférent sur les cadavres, et continua sa route sans se préoccuper davantage de cet incident.

Soit à dessein, soit qu’ils eussent reconnu l’inutilité d’une attaque contre l’hacienda, les Apaches l’avaient tournée dans leur course furibonde sans en approcher. Lorsque don Torribio y arriva, il la trouva en parfait état de défense : les portes étaient fermées et barricadées avec soin, les fenêtres crénelées, et au-dessus des murailles on voyait briller aux rayons du soleil les baïonnettes de ses nombreux défenseurs.

Les soldats du poste placé à l’entrée principale livrèrent passage à don Torribio ; non pas cependant avant de l’avoir, au préalable, reconnu et interrogé.

Un peon précéda le jeune homme, et après l’avoir annoncé l’introduisit dans le salon.

Trois personnes s’y trouvaient.

Don Pedro de Luna, Ña Manuela et don Estevan Diaz qui était étendu pâle et ensanglanté sur un lit de repos et semblait dormir ; sa mère, assise auprès de lui, surveillait son sommeil avec cette tendre sollicitude qui est l’apanage des mères.

Le jeune homme fit quelques pas d’un air contraint, il s’arrêta avec hésitation en voyant que personne ne paraissait s’apercevoir de sa présence. Enfin don Pedro leva les yeux et, fixant sur lui un regard froid :

— Ah ! c’est vous, mon cousin, lui dit-il ; par quel hasard êtes-vous par ici aujourd’hui ?

— Faute d’autres motifs, répondit le jeune homme troublé par cette réception à laquelle il était loin de s’attendre et prévoyant un orage, le vif intérêt que je porte à votre famille m’aurait fait un devoir d’accourir ici en ce moment.

— Je vous remercie, mon cousin, de ce témoignage de sympathie que vous avez bien voulu nous donner, reprit don Pedro de plus en plus froidement, mais vous auriez dû vous souvenir que le Cormillo est en parfait état de défense et que nous ne courons aucun danger derrière ses murailles, avant