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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Lui et don José avaient longtemps fait la guerre ensemble et s’aimaient comme deux frères ; ils renouvelaient ; dans ce coin ignoré du monde, la fable de Castor et de Pollux, de Damon et Phidias, enfin de tous les amis bucoliques de l’antiquité.

Don Fernando Carril et le major Barnum se connaissaient un peu et furent charmés de se revoir, car l’Anglais était un excellent homme et cachait sous une apparente froideur un cœur chaud et dévoué.

Les premières salutations terminées, les trois convives prirent place autour d’une table abondamment et délicatement servie et commencèrent à faire vigoureusement honneur au repas.

Le premier appétit un peu calmé, la conversation, qui avait langui, devint plus vive et finit au dessert par être tout à fait amicale.

— Ah çà ! demanda tout à coup don Fernando, qu’avez-vous, don José ? je vous trouve aujourd’hui un air singulier que je ne vous avais jamais vu.

— C’est vrai, fit le commandant en humant un verre plein de xérès de la frontera, je suis triste.

— Triste, vous ? Diable ! vous m’inquiétez ; si je ne vous avais vu déjeuner d’aussi bon appétit, je vous croirais malade.

— Oui, dit le vieux soldat avec un soupir, l’appétit va bien.

— Qui peut alors vous chagriner ?

— C’est un pressentiment, dit le commandant d’un air sérieux.

— Certainement, un pressentiment, appuya le major : je sais qu’au premier abord cela peut paraître ridicule d’entendre de vieux soldats comme nous attacher tant d’importance à ces folies, qui ne peuvent être, à tout prendre, que les résultats d’une imagination malade. Eh bien ! moi, je suis comme le colonel, je suis inquiet sans savoir pourquoi ; je m’attends à chaque instant à recevoir une mauvaise nouvelle ; vous le dirai-je ? en un mot, je suis intimement convaincu qu’un danger terrible nous menace ; je le vois, je le sens pour ainsi dire, et pourtant je ne puis savoir d’où il viendra.

— Oui, fit le commandant, tout ce que dit le major est de la plus grande exactitude. Jamais, dans toute ma carrière militaire, je ne me suis senti inquiet et oppressé comme en ce moment ; depuis huit jours que je me trouve en cet état de surexcitation, je suis étonné que rien ne soit encore venu justifier mes craintes ; croyez-moi, don Fernando, Dieu donne des avertissements aux hommes en danger.

— J’admets parfaitement l’exactitude de ce que vous me dites ; je vous connais trop bien pour avoir seulement la pensée de le révoquer en doute, mais tout cela ne suffit pas ; vous n’êtes pas, vous et le major Barnum, des hommes à vous effrayer de votre ombre et à avoir peur pour avoir peur ; vos preuves sont faites depuis longtemps ; rien n’est-il venu corroborer ces pressentiments ?

— Rien encore, fit le commandant, mais j’attends à chaque instant la nouvelle d’un malheur.

— Allons ! allons ! don José, dit gravement don Fernando en choquant le verre du commandant, vous êtes atteint de cette maladie si commune dans le pays du major et que l’on nomme, je crois, les blue devils ou les diables