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LES CHASSEURS D’ABEILLES

plus mauvaises têtes, afin d’inspirer aux autres une juste terreur ; et les tentatives continuelles des Indiens, qui venaient jusque sous les canons du fort chercher à enlever des bestiaux et à faire des prisonniers, et surtout des prisonnières, dont ils sont très friands.

Don José Kalbris, doué d’une intelligence relative, mais fort de sa grande expérience et chaudement appuyé par tous les honnêtes gens, qui avaient la plus entière confiance en lui, était arrivé sans encombre, jusqu’au jour où nous le mettons en scène, à maintenir la paix dans son gouvernement ; ce qui, avec le peu de moyens dont il disposait dans ce pays éloigné de tout secours, et où il se trouvait pour ainsi dire réduit à ses propres forces, et toujours obligé de prendre l’initiative et la responsabilité des actes de vigueur qu’il jugeait nécessaires, dénotait une certaine force de caractère chez ce vieux soldat sans éducation, et de qui l’on pouvait dire qu’il s’était fait lui-même.

Au physique, le gouverneur était un grand et gros homme à face rubiconde et bourgeonnée, rempli de contentement de soi-même, qui s’écoutait parler et pesait ses moindres paroles avec un soin extrême.

Don Fernando, qui connaissait à fond ce caractère et avait voué une grande estime au colonel, fut étonné de cette inquiétude qu’il remarquait en lui et qui dérangeait la placidité habituelle de ses manières. Supposant à part lui que cela cachait peut-être des embarras d’argent, il résolut de le sonder adroitement, afin de savoir à quoi s’en tenir, et de lui venir en aide, si besoin était.

— Oh ! oh ! fit le colonel, quel bon vent vous amène d’aussi bonne heure au presidio, don Fernando ?

— Le désir de vous voir, tout simplement, mon cher colonel, répondit-il en serrant la main que le gouverneur lui tendait.

— C’est bien aimable à vous ; alors vous allez déjeuner avec moi sans façon, hein ?

— J’allais m’inviter moi-même.

— C’est parfait, dit le colonel ; et il frappa sur un timbre.

Un assistente parut aussitôt.

— Ce caballero me fait l’honneur de déjeuner avec moi, reprit don José.

L’assistente, en soldat bien appris, s’inclina et sortit.

— À propos, don Fernando, j’ai là un gros paquet de papiers à votre adresse.

— Dieu soit loué ! je craignais un retard ; ces papiers que j’attendais avec impatience me sont indispensables pour une certaine affaire.

— Alors tout est pour le mieux, fit don José en remettant au jeune homme le paquet que celui-ci plaça dans la poche de côté de son habit.

— Sa Seigneurie est servie, dit en rouvrant la porte l’assistente qui était venu un instant auparavant.

Les deux hommes passèrent dans la salle à manger, où un troisième convive les attendait.

Ce personnage était le major Barnum, vieil Anglais, long, sec, maigre et formaliste, depuis vingt ans au service de la République mexicaine, brave soldat s’il en fut, dévoué de cœur à sa patrie adoptive et commandant en second du presidio de San-Lucar.