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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Señor gobernador, dit-il, vous avez parfaitement raison ; je crois que, d’après les nouvelles que vous avez bien voulu nous communiquer, les Indiens feront bien de rester paisiblement chez eux, s’ils ne veulent qu’il leur arrive malheur.

— Rayo de Dios ! je le crois bien, exclama le commandant.

— Mon Dieu ! señorita, dit don Torribio en se tournant gracieusement vers doña Hermosa, serait-ce trop exiger de votre complaisance que de vous prier de nous faire entendre une fois encore ce délicieux morceau du Domino noir que vous avez chanté avec une si grande perfection, il y a quelques jours ?

La jeune fille détacha sous ses longs cils de velours un regard vers don Fernando ; le jeune homme lui adressait des yeux une prière muette, mais pleine de passion : alors, sans hésiter davantage, elle se plaça devant le piano, et d’une, voix pure et sympathique, elle chanta la romance du troisième acte.

— Je me rappelle avoir entendu à Paris cette délicieuse romance par Mme Damoreau, ce rossignol trop tôt envolé, et je ne saurais trop dire qui d’elle ou de vous y apporte plus de goût et de naïveté, dit don Torribio en saluant galamment doña Hermosa.

— Mon cousin, répondit-elle, vous avez trop longtemps vécu en France.

— Pourquoi donc cela, señorita ?

— Parce que, fit-elle avec un sourire aigu comme une pointe de poignard, vous en êtes revenu un détestable flatteur.

— Bravo ! gloussa le gros gouverneur avec un rire de jubilation ; vous le voyez, don Torribio, nos créoles valent les Parisiennes pour la vivacité des reparties.

— Incontestablement, colonel, reprit le jeune homme. Mais laissez-moi faire, ajouta-t-il avec un accent indéfinissable, je prendrai bientôt ma revanche.

Et il enveloppa doña Hermosa et don Fernando, placés l’un près de l’autre, d’un regard dont la jeune fille se sentit frissonner malgré elle.

— Don Fernando et vous, caballeros, demanda le gouverneur en s’adressant ; à toutes les personnes présentes, j’espère que demain vous assisterez au Te Deum chanté en l’honneur de notre glorieux Santa-Anna ?

— J’aurai cet honneur, señor, répondit don Fernando en s’inclinant poliment.

Les autres personnes répondirent de même.

— Quant à moi, fit don Torribio, vous m’excuserez, colonel, ce soir même je pars pour un voyage forcé.

— Comment ! s’écria avec étonnement don Pedro, vous partez en voyage, mon cousin ?

— Mon Dieu ! oui, señor don Pedro, je suis obligé de partir presque en vous quittant.

— Hum ! voilà une détermination bien singulière et surtout bien imprévue. Où allez-vous ainsi ?