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LES CHASSEURS D’ABEILLES

jours renaissants ; il sentait près de lui l’haleine chaude et fétide des chats-tigres et des loups rouges ; les rugissements des jaguars et les miaulements railleurs des panthères formaient à ses oreilles une effroyable mélodie qui le rendait sourd et lui donnait le vertige ; il voyait scintiller dans l’ombre les milliers d’yeux de ses invisibles ennemis qui le fascinaient, et parfois les lourdes ailes des vautours et des zopilotes fouettaient son visage trempé d’une sueur froide.

Chez lui, tout sentiment intime du moi s’était évanoui ; il ne pensait plus ; sa vie, si l’on peut se servir de cette expression, était devenue toute physique ; ses mouvements et ses gestes étaient machinaux ; son bras se levait et se baissait pour frapper avec la rigide régularité d’un balancier.

Déjà plusieurs griffes s’étaient profondément enfoncées dans ses chairs ; des pajeros s’élançant sur lui, l’avaient saisi à la gorge, et il avait été forcé de lutter contre eux, corps à corps, pour leur faire lâcher prise ; son sang coulait de vingt blessures, peu dangereuses à la vérité, mais le moment approchait où, l’énergie qui seule soutenait ses forces venant à lui manquer, il tomberait du rocher et serait déchiré par les bêtes fauves, qui de plus eh plus s’acharnaient après lui.

À cette seconde solennelle où tout allait lui manquer à la fois, un cri suprême s’élança de sa poitrine, cri d’agonie, d’une expression terrifiante, et qui fut répercuté au loin par les échos ; dernière et suprême protestation de l’homme fort qui s’avoue vaincu et qui instinctivement appelle, avant de tomber, son semblable à son secours.

Chose étrange, un cri répondit au sien !

Don Torribio, étonné, n’osant croire à un miracle dans ce désert où nul autre que lui ne devait avoir pénétré, crut avoir mal entendu ; pourtant, rassemblant le peu de forces qui lui restaient, et sentant au fond de son cœur renaître un espoir éteint, il poussa un second cri, plus éclatant, plus vibrant que le premier.

Lorsque les échos de la forêt eurent répété ce cri à l’infini, un mot, un seul, porté sur l’aile de la brise, arriva faible comme un soupir à ses oreilles attentives :

— Espoir !

Don Torribio se redressa ; électrisé par ce mot, il sembla reprendre des forces et renaître à la vie, et il redoubla ses coups contre ses innombrables ennemis.

Tout à coup le galop de plusieurs chevaux se fit entendre au loin, plusieurs coups de feu illuminèrent les ténèbres de leur lueur passagère, et des hommes, ou plutôt des démons, se ruant à l’improviste au plus épais des bêtes fauves, en firent un carnage horrible.

Au même instant, don Torribio, attaqué par deux chats-tigres, roula sur la plate-forme en se débattant avec eux.

En quelques minutes, les bêtes féroces furent mises en fuite par les nouveaux venus, qui se hâtèrent d’allumer plusieurs feux, afin de les tenir à distance le reste de la nuit.

Deux de ces hommes, armés de torches incandescentes de bois d’ocote,