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LES CHASSEURS D’ABEILLES

La lune disparut derrière les nuages, et don Torribio se retrouva plongé dans sa première obscurité. Mais, s’il ne distinguait plus les bêtes féroces qui l’entouraient, il les devinait, il les sentait presque ; il voyait leurs paupières flamboyer dans l’ombre, et leurs cris, toujours se rapprochant, semblaient lui annoncer que sa dernière lueur d’espoir ne tarderait pas à s’éteindre.

Appuyant fortement ses pieds sur le sol et se penchant légèrement en avant, afin de bien assurer son coup, il prit un revolver et tira contre les chats-tigres six coups de pistolet, suivis presque immédiatement de six cris d’agonie et du bruit produit par la chute de branche en branche des animaux blessés ou tués.

Rien ne peut rendre l’horrible rumeur causée par cette attaque imprévue : les loups rouges se jetèrent en hurlant sur les victimes, qu’ils commencèrent à déchirer à belles dents, en disputant leur proie aux vautours et aux zopilotes, qui prétendaient en avoir leur part.

Il y eut un bruissement étrange dans les feuilles et dans les branches des arbres ; une masse, impossible à distinguer clairement, traversa l’espace, et vint s’abattre en rugissant sur la plate-forme.

Don Torribio, se servant de son fusil comme d’une massue, lui en asséna un coup terrible sur le crâne, et l’animal roula en hurlant du haut en bas du rocher.

Alors le jeune homme entendit avec terreur, à quelques pieds au-dessous de lui, le bruit du combat effroyable que les jaguars et les chats-tigres livraient à la panthère qu’il venait de renverser. Fasciné par l’horrible danger auquel il était livré, don Torribio, sans réfléchir aux conséquences funestes que son action pourrait avoir pour lui, lâcha deux coups de pistolet dans la foule d’ennemis acharnés qui, au-dessous de lui, se tordaient et se ruaient avec fureur les uns contre les autres.

Il se passa alors une chose étrange : tous ces animaux ennemis les uns des autres semblèrent comprendre qu’au lieu de lutter entre eux ils devaient au contraire s’unir contre l’homme, leur ennemi commun : cessant subitement le combat terrible qu’ils se livraient, et abandonnant, comme d’un commun accord, les cadavres sanglants et à demi déchirés de ceux d’entre eux qui avaient succombé, ils tournèrent leur rage contre le rocher au sommet duquel don Torribio semblait les narguer, et commencèrent à l’attaquer tous à la fois avec une énergie terrible, bondissant sur ses anfractuosités sur lesquelles ils tâchaient de se maintenir, cherchant à l’escalader de tous les côtés à la fois.

La position devenait de plus en plus critique pour le jeune homme ; déjà plusieurs chats-tigres avaient sauté sur la plate-forme. À mesure que don Torribio les renversait, d’autres prenaient leur place. Le nombre de ses ennemis croissait à chaque instant ; il sentait ses forces et son énergie diminuer peu à peu.

Cette lutte d’un homme seul contre une foule de bêtes féroces avait quelque chose de grandiose et de poignant à la fois : don Torribio, comme dans un cauchemar horrible, se débattait en vain contre des nuées d’assaillants tou-