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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Don Torribio se reconnut alors : il se trouvait à plus de quinze lieues de toute habitation, engagé dans les premiers plants d’une immense forêt, la seule de toute l’Apacheria que les plus hardis pionniers n’eussent pas encore osé explorer, tant ses sombres profondeurs semblaient receler de mystérieuses horreurs.

Comment, dans sa course effrénée, avait-il atteint ce point redouté ? c’est ce que, dans ce moment, don Torribio ne se donna pas la peine de chercher à résoudre ; un péril inouï et qui réclamait toutes les forces de son intelligence planait trop immédiatement sur sa tête pour qu’il s’occupât d’autre chose que de chercher à le conjurer.

À quelques pas de lui, ainsi que nous l’avons dit, sortait d’entre les rochers une source limpide dont les bords, foulés par un nombre considérable de griffes de bêtes fauves, indiquait clairement que ce lieu, comme il l’avait dit, leur servait d’abreuvoir, lorsqu’au soleil couché elles quittaient leurs tanières pour chercher leur nourriture et se rafraîchir.

Et, plus que tout, témoignage vivant de ce fait, deux magnifiques jaguars, mâle et femelle, étaient en ce moment arrêtés sur la rive, surveillant d’un air inquiet les jeux de leurs petits.

— Hum ! murmura don Torribio, voilà de tristes voisins ; et machinalement il porta les regards d’un autre côté.

Une magnifique panthère, allongée sur un rocher dans la position d’un chat aux aguets, fixait sur lui ses yeux brillants comme des escarboucles.

Don Torribio, d’après la coutume suivie en Amérique, ne sortait jamais sans être bien armé ; il avait une carabine de prix et d’une justesse remarquable ; par un hasard providentiel, son cheval ne l’avait pas brisée dans sa chute. Dans le premier moment il l’avait posée auprès de lui, appuyée droite sur un rocher.

Il étendit la main et s’en empara.

— Bon ! dit-il avec un sourire, la lutte sera sérieuse au moins.

Il épaula son fusil, mais au moment où il allait faire feu un miaulement plaintif lui fit lever la tête, une dizaine de pajeros et de chats-tigres de haute taille, perchés sur des branches d’arbres et le regardant en dessous, attirèrent son attention, tandis que plusieurs loups rouges arrivaient en bondissant et tombaient en arrêt à quelques pas de lui.

Arrêtés sur tous les rochers environnants, une foule de vautours, de zopilotes et d’urubus, l’œil à moitié éteint, semblaient attendre le moment de prendre leur part de la curée.

D’un bond don Torribio s’élança sur une pointe de roc, et de là, s’aidant des mains et des genoux, il gagna en deux ou trois minutes, avec des difficultés énormes, une espèce de terrasse située à vingt pieds du sol, sur laquelle il pouvait, pendant quelques instants du moins, se croire relativement en sûreté.

L’horrible concert formé par tous les habitants de la forêt, attirés les uns après les autres par la subtilité de leur odorat, croissait de plus en plus, et avait acquis une intensité telle, qu’il dominait le bruit même du vent qui soufflait avec rage dans les ravins et dans les clairières de la forêt.