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LES CHASSEURS D’ABEILLES

obstinons à lutter contre lui à visage découvert, nous ferons un véritable métier de dupes et il se moquera de nous.

— Ce que vous dites là, Fernando, répondit le mayordomo, n’est malheureusement que trop vrai ; le proverbe a raison : à trompeur trompeur et demi ; je comprends parfaitement la portée et la justesse de votre raisonnement ; pourtant, convenez avec moi qu’il est pénible pour un homme au cœur franc, qui a l’habitude de regarder ses ennemis en face, d’être contraint de se couvrir d’une peau de renard et de s’abaisser à ruser quand il voudrait marcher bravement en avant.

— Que voulez-vous faire à cela ? c’est une des nécessités de notre position ; si nous ne prenons pas ce parti, mieux vaut laisser agir notre ennemi que d’essayer d’entraver ses projets, car nous échouerons.

— Qu’il soit donc fait ainsi que vous le désirez, mon ami, puisque nous ne pouvons faire autrement : voyons ce moyen.

— Le voici : malgré la discussion que j’ai eue avec le Chat-Tigre, il m’a depuis quelque temps laissé pénétrer trop avant dans sa confiance, je sais trop de ses secrets pour que, quelque colère qu’il ait contre moi, il me témoigne de la rancune. Habitué depuis nombre d’années à m’imposer sa volonté et à me gouverner à sa guise, il croit connaître assez mon caractère pour être persuadé que ce que je lui ai dit n’a été qu’une boutade échappée à un mouvement de mauvaise humeur, et que je ne demanderai bientôt pas mieux que de me remettre sous sa tutelle : du reste, de même que tous les hommes qui depuis de longues années caressent une chimère, le Chat-Tigre, qui, j’en suis convaincu, ne m’a élevé et n’a souffert ma présence que dans l’espoir de se servir de moi à un jour donné, pour l’accomplissement de l’une de ses ténébreuses machinations, se laissera, tout fin qu’il soit, tromper par moi, si je veux m’en donner la peine.

— Oui, observa don Estevan, tout cela est assez plausible.

— N’est-ce pas ? Voici donc ce que j’ai résolu : demain, au lever du soleil, vous et moi nous partirons pour le presidio, où je vous mettrai en rapport avec un drôle de ma connaissance, qui m’est dévoué autant que les gens de cette sorte peuvent l’être. Ce picaro nous servira d’intermédiaire ; par lui, nous serons au courant de tout ce que le Chat-Tigre fera à San-Lucar avec les leperos qu’il enrôle je ne sais pour quelle sinistre entreprise ; puis nous nous quitterons. Vous, vous reviendrez tranquillement ici, tandis que moi je retournerai dans la prairie et je rejoindrai le Chat-Tigre ; de cette façon, quoi qu’il fasse, nous le saurons : voilà mon projet, comment le trouvez-vous ?

— Excellent, mon ami, vous avez tout prévu.

— Seulement, souvenez-vous de ceci : premièrement, quoi que je fasse, quoi que je dise, quelque démarche que vous me voyiez tenter, n’en prenez pas ombrage ; laissez-moi complètement libre de mes actions, et ne me soupçonnez jamais d’avoir l’intention de vous tromper.

— Ne vous inquiétez pas de cela, mon ami, je n’en croirai pas plus le témoignage de mes yeux que celui de mes oreilles ; ma confiance en vous sera inaltérable ; voyons maintenant votre seconde observation.

— Vous en comprendrez immédiatement l’importance : aussitôt que nous