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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Don Estevan avança des butaccas, s’assit, alluma une cigarette, et se tournant vers le chasseur :

— Causons ! dit-il.

Il y a certaines circonstances dans la vie où le moindre mot acquiert une énorme importance : ainsi, lorsque le jeune homme eut dit : Causons, chacun comprit à part soi que la conversation qui allait avoir lieu ne serait pas une causerie, mais au contraire prendrait presque les proportions d’un congrès à huis clos, car les questions qui y seraient posées auraient une gravité extrême.

Ce fut don Fernando qui le premier entama l’entretien, nettement et clairement, selon son habitude.

— J’ai beaucoup réfléchi à ce que vous m’avez dit aujourd’hui, mon ami, fit-il ; vous ne m’auriez pas confié un secret aussi important, si de sérieuses raisons ne vous avaient pas poussé à le faire ; ces raisons, je crois les avoir pénétrées, les voici : la tranquillité dont a joui don Pedro depuis son établissement ici est menacée, vous redoutez un malheur pour doña Hermosa : voilà, en deux mots, les motifs de votre confidence. Me trompé-je ?

— Non, certes, mon ami ; j’ai en effet, depuis quelque temps, une crainte vague, une appréhension secrète que je ne puis surmonter : je sens pour ainsi dire l’approche d’un malheur, sans savoir ni d’où il viendra ni comment il viendra ; mieux que moi, sans doute, vous savez qu’il y a dans la vie des heures noires, pendant lesquelles l’homme le plus brave, sans cause apparente, tremble comme un enfant et a peur de son ombre ; tout l’effraie, tout éveille ses soupçons : eh bien ! mon ami, depuis environ deux mois je suis dans ces heures ; une invincible tristesse s’est emparée de moi, en un mot j’ai peur, sans savoir pourquoi, car autour de moi tout est comme à l’ordinaire : don Pedro est aussi calme, Hermosa aussi rieuse, aussi folle et aussi insouciante ; nous vivons dans ce coin de terre ignorés du monde entier ; les bruits de la société meurent sans écho sur le seuil de nos demeures. Qu’avons-nous donc à redouter ? Quel est l’ennemi qui nous guette et dont la fauve prunelle est nuit et jour fixée sur nous ? je ne saurais le dire, mais, je vous le répète, je le sens, je le vois en quelque sorte sans qu’il me soit possible de le découvrir.

— Cet ennemi, vous le connaissez maintenant aussi bien que moi : c’est le Chat-Tigre. La conversation que la nuit passée j’aie eue avec lui et que vous avez entendue a dû, sinon vous édifier sur ses projets, du moins sur ses intentions.

— C’est vrai, mais malgré moi mon esprit se refuse à admettre que cet homme soit bien réellement notre ennemi ; de même qu’il n’y a pas d’effets sans causes, il ne peut y avoir de haine sans raisons ; jamais, depuis l’arrivée de don Pedro en ce pays, il n’a eu, ni de près, ni de loin, aucunes relations bonnes ou mauvaises avec cet homme : pourquoi en voudrait-il à mon maître ?

— Ah ! pourquoi, pourquoi ? répéta le chasseur avec une espèce d’impatience fébrile, pourquoi le jour succède-t-il à la nuit, pourquoi y a-t-il des bons et des mauvais, des coquins et des honnêtes gens ? Ce dilemme nous mènerait trop loin, mon ami. Je sais aussi bien que vous que jamais vous