Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/182

Cette page a été validée par deux contributeurs.
178
LES CHASSEURS D’ABEILLES

Quant à don Gusman, toutes les démarches tentées en sa faveur échouèrent : Rosas refusa péremptoirement non seulement de le relâcher, mais encore d’adoucir le régime terrible auquel il avait ordonné qu’il fût soumis dans sa prison.

Malheureusement, aux yeux de la loi, don Gusman de Ribeyra était coupable ; les démarches des consuls ne pouvaient être qu’officieuses ; ils se virent contraints de ne pas insister, de crainte d’exaspérer le tigre et de nuire à celui auquel ils s’intéressaient, en laissant voir davantage tout l’intérêt qu’ils lui portaient.

Six mois s’étaient écoulés depuis l’arrestation de don Gusman dans la pampa. Grâce aux soins dont elle avait été entourée, doña Antonia avait peu à peu recouvré la raison. Mais alors sa position avait empiré, car l’affreuse réalité lui était apparue dans toute son étendue : elle avait compris la grandeur de son malheur, et son désespoir l’avait plongée dans une telle prostration qu’on craignait pour sa vie.

Sur ces entrefaites, le bruit se répandit que don Gusman de Ribeyra, qui semblait oublié dans son cachot, allait être jugé et comparaître prochainement devant une cour martiale.

Rosas saisissait avec empressement l’occasion de donner au grand jour le spectacle d’un jugement de haute trahison, espérant, à l’ombre de cet acte d’une justice discutable, faire oublier les meurtres qui chaque jour se commettaient en son nom.

Bientôt cette nouvelle devint officielle ; le jour même où don Gusman devait comparaître devant ses juges fut désigné.

Il y a un personnage dont nous n’avons pas parlé depuis quelque temps et auquel il nous faut revenir : ce personnage n’est autre que Luco.

Le digne caporal, lorsqu’il vit s’échapper les arrieros et les carreteros, que don Leoncio eut abandonné son frère en emmenant avec lui la plus grande partie des peones, ne se fit pas la moindre illusion sur la position dans laquelle il se trouvait : traître et déserteur, le moins qu’il lui pût arriver était d’être fusillé : aussi, lorsqu’aux premiers rayons du soleil levant il aperçut au loin, dans la pampa, un tourbillon de poussière qui roulait rapidement vers le relais, il comprit que cette poussière cachait des soldats, que ces soldats venaient venger leurs camarades que lui, Luco, avait de si grand cœur aidé à massacrer, que dans quelques instants ils arriveraient et que, s’ils s’emparaient de lui, il serait immédiatement fusillé. La perspective n’avait rien de bien agréable pour le caporal ; d’un autre côté, il aimait son maître, et il ne pouvait se résoudre à l’abandonner ; il était ainsi dans une grande perplexité, sans savoir à quoi se décider, bien que le temps pressât ; heureusement sa femme trancha péremptoirement la question en lui faisant comprendre d’abord que, dans l’état où se trouvait don Gusman, toute tentative pour l’engager à fuir échouerait, ensuite que mieux valait se conserver libre, afin d’employer plus tard cette liberté à conquérir celle de son maître, puis en dernier lieu que lui aussi, Luco, il était père, qu’il devait se conserver pour son enfant : toutes ces raisons parurent si justes au caporal qu’il n’hésita