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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Son attente ne fut pas longtemps : au bout de quelques instants à peine le bruit de la marche de plusieurs personnes qui se rapprochaient du lieu où il se tenait en embuscade parvint à son oreille.

Sans doute, avant même d’apercevoir les personnes qui arrivaient ainsi, l’inconnu avait deviné qui elles pouvaient être, car il quitta son abri provisoire, passa la bride de son cheval à son bras, et, désarmant son rifle, il en laissa tomber la crosse à terre avec l’apparence de la plus entière sécurité, pendant qu’un sourire d’une expression indéfinissable se jouait sur ses lèvres.

Enfin les branches s’écartèrent et cinq personnes parurent.

De ces cinq personnes, quatre étaient des hommes ; deux d’entre eux soutenaient les pas chancelants d’une femme qu’ils portaient presque entre leurs bras. Et chose extraordinaire dans ces régions, ces étrangers, qu’à leur costume et à la couleur de leur peau il était facile de reconnaître pour des blancs, n’avaient pas de chevaux avec eux.

Ils continuèrent d’avancer sans s’apercevoir de la présence de l’inconnu, qui, toujours immobile, les regardait s’approcher de lui avec un mélange de pitié et de tristesse.

Soudain un des étrangers leva la tête par hasard.

— Dieu soit loué ! s’écria-t-il en mexicain avec une expression de vive satisfaction, nous sommes sauvés, voici enfin un homme.

Les étrangers s’arrêtèrent alors ; celui qui avait le premier aperçu l’inconnu s’avança rapidement vers lui avec la plus exquise politesse :

— Caballero, lui dit-il, permettez-moi de vous prier de m’accorder ce qui ordinairement ne se refuse pas au désert : aide et protection.

L’inconnu, avant de répondre, jeta un regard profond sur son interlocuteur.

Celui-ci était un homme d’une cinquantaine d’années ; ses traits étaient nobles, ses manières distinguées ; bien que ses cheveux commençassent à blanchir aux tempes, sa taille, droite et cambrée, n’avait pas perdu une ligne, et le feu de son œil noir était aussi vif que s’il n’eût eu que trente ans.

La richesse de son costume et l’aisance de ses manières montraient clairement qu’il appartenait aux rangs les plus élevés de la société mexicaine.

— Vous venez de commettre deux erreurs graves en quelques minutes, caballero, répondit l’inconnu : la première, c’est de vous être ainsi avancé vers moi à découvert, la seconde, de me demander sans me connaître aide et protection.

— Je ne vous comprends pas, señor, répondit l’étranger avec étonnement ; les hommes ne se doivent-ils pas une assistance mutuelle ?

— Dans la vie civilisée, cela peut être, fit l’inconnu avec sacasme, mais au désert la vue d’un homme présage toujours un danger ; nous sommes des sauvages, nous autres.

L’étranger fit un geste de stupeur.

— Ainsi, dit-il, vous laisseriez, faute de secours, périr vos semblables dans ces horribles solitudes ?

— Mes semblables, reprit l’inconnu avec une mordante ironie, mes sem-