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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Les assiégés poussèrent un cri d’horreur auquel les assiégeants répondirent par un cri de triomphe.

Du reste, les mashorqueros n’avaient pas à se plaindre : on leur faisait ce qu’eux-mêmes avaient voulu faire : ils subissaient la peine du talion.

Cependant la position des assiégés devenait intolérable. Aveuglés par la fumée, brûlés par le feu dont les langues sinistres léchaient les murs qu’elles calcinaient, il leur fallait absolument sortir, sous peine d’être brûlés vifs.

Le lieutenant fit débarricader la porte, il l’ouvrit brusquement et se précipita suivi de ses soldats au plus épais des rangs ennemis.

Ceux-ci s’ouvrirent pour les recevoir, puis ils se refermèrent sur eux et les enserrèrent au milieu d’eux comme dans un étau de fer.

Au moment où le dernier pan de mur s’abîmait dans la fournaise, le dernier mashorquero tombait le crâne fendu jusqu’aux oreilles ; tous avaient succombé autour de don Torribio, qui jusqu’au dernier moment avait combattu avec cette frénésie du désespoir qui rend presque invincible.

Le soleil commençait à monter majestueusement à l’horizon et à illuminer les sombres profondeurs de la pampa.

Les carreteros et les arrieros, effrayés de l’œuvre de la nuit et en redoutant les conséquences, se hâtaient d’atteler les lourdes galeras et de charger les mules, afin de fuir au plus vite ; ils ne tardèrent pas à s’éloigner dans toutes les directions.

Don Gusman et ses peones demeurèrent maîtres du terrain.

Dans le premier moment qui suivit le combat, don Gusman fut étonné de ne pas apercevoir son frère auprès de lui, mais il n’attacha qu’une médiocre importance à cette remarque, une pensée bien autrement sérieuse occupait son esprit : maintenant que le combat était fini, il brûlait du désir de revoir sa femme ; il s’étonnait que don Diego ne la lui eût pas amenée, lorsqu’il avait vu qu’il n’y avait plus rien à craindre pour elle.

Cependant il ne s’inquiéta pas : don Diego n’avait probablement pas voulu exposer la jeune femme à traverser ce champ de carnage et à tremper les pieds dans le sang qui souillait la terre ; il approuva cette délicatesse et attendit quelques instants, pendant lesquels il se hâta de réparer le désordre de ses habits et d’en faire disparaître les traces du combat.

Pourtant il se décida à se mettre à la recherche de sa femme dont la longue absence commençait enfin à l’inquiéter sérieusement.

Le caporal Luco, aussi tourmenté que lui, se chargea de le guider ; il se rappelait vaguement avoir vu don Diego accompagné de doña Antonia, de la nourrice et d’une ou deux autres personnes, se diriger vers un pli de terrain peu éloigné

Tout à coup les deux hommes poussèrent un cri de douleur et reculèrent avec horreur devant le spectacle épouvantable qui s’offrait à leurs yeux.

Don Diego gisait sur le sol, la poitrine traversée de part en part ; il était mort ; près de lui doña Antonia et la nourrice étaient étendues sans connaissance.

Cette nourrice était la femme du caporal Luco.