Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/176

Cette page a été validée par deux contributeurs.
172
LES CHASSEURS D’ABEILLES

intuition des gens qui se savent coupables, que c’était de lui qu’il s’agissait, donnait des marques d’inquiétude que, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à dissimuler.

Enfin, ne pouvant plus y tenir, il s’avança vers son frère et, lui adressant la parole :

— Que faisons-nous ? lui demanda-t-il brusquement.

— Ce qu’il vous plaira, répondit don Gusman, que le son de cette voix frappa désagréablement, après ce que lui avait révélé sa femme.

Don Leoncio s’aperçut de cette répulsion qu’il inspirait à son frère, il fronça les sourcils, mais, dissimulant son ressentiment :

— C’est à vous de décider, puisque c’est vous qui nous avez sauvés.

— Je suis à vous, mon frère. Don Diego, ajouta-t-il en se tournant vers le jeune homme, je vous confie votre sœur ; le combat va probablement recommencer bientôt, il ne faut pas qu’elle et son enfant soient exposés au moindre danger.

Soyez tranquille, je réponds d’elle, dit don Diego en pressant la main de don Gusman.

Avant de s’éloigner, doña Antonia se jeta une dernière fois dans les bras de son mari.

— Prends garde ! lui glissa-t-elle à l’oreille, don Leoncio médite quelque trahison contre nous.

— Il n’oserait pas ! répondit fermement don Gusman ; va, et sois sans crainte !

La jeune femme, à demi rassurée, suivit son frère sans hésiter davantage ; bientôt tous les deux disparurent au milieu des chariots.

Les deux frères demeurèrent seuls.

Il y eut un assez long silence entre eux.

Don Gusman, les bras croisés sur la poitrine, la tête penchée vers la terre, réfléchissait profondément.

Don Leoncio considérait attentivement son frère, sa physionomie avait une expression étrange et un sourire sardonique plissait ses lèvres.

Enfin don Gusman releva la tête.

— Finissons-en, dit-il, cela n’a que trop duré.

Don Leoncio tressaillit, croyant que ses paroles s’adressaient à lui, mais son frère continua :

— Avant d’attaquer ces misérables, il faut les sommer de se rendre.

— Y songez-vous, mon frère ? s’écria don Leoncio : ces hommes sont des mashorqueros.

— Raison de plus, nous devons leur prouver que nous ne sommes pas des bandits de leur espèce et que nous pratiquons les lois de la guerre qu’ils se font gloire de mépriser.

— Je vous obéis, mon frère, bien que je sois convaincu que nous perdons un temps précieux.

Don Leoncio lit alors allumer des torches de bois résineux, afin de bien permettre aux assiégés de l’apercevoir, et attachant son mouchoir au bout de son sabre, il s’avança résolument vers le rancho.