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LES CHASSEURS D’ABEILLES

et les bandits, ivres pour la plupart des libations de la nuit et de celles qu’ils faisaient continuellement, attendirent de pied ferme, résolus à se faire bravement tuer à l’assaut que leurs ennemis donneraient probablement bientôt au rancho.

Cependant, contre leur attente, un laps de temps assez long s’écoula sans que leurs adversaires parussent songer à les attaquer. Cette trêve, incompréhensible pour eux, car ils ignoraient ce qui se passait au dehors, les plongea dans une grande inquiétude et fit passer un frisson de terreur dans les veines des plus braves.

L’homme est ainsi fait, que, si résolu qu’il soit à mourir, bien que convaincu que sa dernière heure est arrivée, préparé pour la lutte dont il connaît et accepte d’avance les terribles conséquences, si cette lutte lui manque, sa résolution première faiblit, l’espèce de fièvre qui le soutenait tombe, et il a peur, non de la mort, il la sait inévitable, mais des tortures qui, peut-être, précéderont cette mort ; il se crée des chimères sinistres, et ce danger inconnu, qui le menace sans qu’il puisse deviner ni quand il viendra ni comment il viendra, lui semble alors mille fois plus horrible que celui qu’il se préparait à braver le front haut et le cœur ferme.

Les mashorqueros cherchèrent vainement dans d’incessantes libations alcooliques un remède à la terreur fauve qui peu à peu les envahissait : le silence lugubre qui régnait autour d’eux, l’obscurité qui les enveloppait d’un sombre linceul, l’inaction forcée à laquelle ils se trouvaient condamnés, tout concourait, malgré leurs efforts, à accroitre la terreur invincible qui s’était emparée d’eux ; seul le lieutenant avait conservé sa féroce énergie et attendait patiemment le moment où sonnerait l’heure de sa dernière bataille.

Voici ce qui s’était passé parmi les assaillants et la cause de l’interruption de l’attaque.

Don Gusman de Ribeyra, aussitôt que les soldats avaient été renfermés dans le rancho, avait cherché, avant d’en finir avec eux, à connaître les gens auxquels il avait rendu, par son arrivée providentielle, un si grand service.

Sa curiosité n’avait pas tardé à être satisfaite : son frère don Leoncio, qui l’avait reconnu dès le premier moment, s’était élancé vers lui pour le remercier.

Les deux frères, séparés depuis longtemps, s’étaient jetés dans les bras l’un de l’autre avec la plus grande joie, et pendant quelques instants, tout au bonheur de se revoir, ils avaient oublié toute autre considération pour ne songer qu’à eux.

Après la première effusion, don Gusman avait pris la main de son frère et, l’emmenant à l’écart :

— Eh bien ? lui avait-il dit avec un sourire qu’il essayait vainement de rendre gai.

— Elle est ici, avait répondu don Leoncio en étouffant un soupir.

— Elle a consenti à venir ?

— C’est elle qui l’a voulu.

— Ah ! fit don Gusman, cela m’étonne.

— Pourquoi cela ? doña Antonia est une de ces natures d’élite qui ne recu-