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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Un cri faible comme le dernier souffle de la brise arriva jusqu’à lui.

Luco se releva.

— Non, Muños, répondit-il, ce coup n’est pas précipité, car voilà le signal.

Alors, mettant dans sa bouche l’index de chaque main, il poussa un sifflement aigu et prolongé dont les modulations furent tellement stridentes, que les assistants qui se tenaient pâles et tremblants adossés au mur tressaillirent d’effroi, ne sachant pas quel nouveau malheur les menaçait.

— Sangre de Cristo ! s’écria Luco en s’adressant aux arrieros atterrés, allez-vous donc continuer à tous laisser égorger comme des autruches stupides ! Reprenez courage, caraï ! mettez la main à vos armes et rangez-vous aux côtés de ceux qui essaient de vous sauver !

Les pauvres diables secouèrent la tête avec découragement, la terreur leur avait enlevé toute énergie, ils étaient incapables d’organiser la moindre résistance.

On entendait au dehors les hurlements féroces des soldats qui s’excitaient à leur chasse à l’homme, et à chaque instant des malheureux traqués de tous les côtés retournaient chercher un précaire refuge dans la salle d’où ils s’étaient échappés quelques minutes auparavant.

Don Torribio, à peu près certain d’avoir fait rentrer tout son gibier au gite, fit signe à ses soldats de s’arrêter, et il se disposa à pénétrer dans le rancho.

Tout à coup les pas de plusieurs chevaux se firent entendre, et six cavaliers arrivant au galop se rangèrent résolument en bataille devant la porte de la maison.

Le lieutenant fit un geste de surprise en les apercevant, et se rapprochant doucement de son cheval, comme s’il eût voulu se remettre en selle :

— Qui êtes-vous, caballeros ? demanda-t-il d’un ton de menace, et qui vous rend si osés que de vous placer ainsi sur mon passage ?

— Vous allez le savoir, don Torribio l’Égorgeur, répondit une voix rude dont l’accent railleur fit pâlir le lieutenant.


XVIII

LA TRAHISON


Il est une remarque qui bien souvent a été faite. Cette remarque est celle-ci, c’est que généralement les hommes qui semblent prendre plaisir à se vautrer dans le sang, et qui commettent sans la moindre hésitation les plus atroces cruautés, puisant toute leur force dans la terreur qu’ils inspirent, sont lâches, et lorsque par hasard ils se heurtent devant une résistance vraie, ils deviennent d’une couardise à laquelle rien ne peut se comparer.

Les chacals et les hyènes sont lâches et féroces : ces hommes sont des chacals et des hyènes à face humaine, voilà tout.

Après la réponse si fièrement faite par le chef des inconnus, les mashorqueros sentirent, malgré eux, un frisson de terreur parcourir leur corps.