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LES CHASSEURS D’ABEILLES

unitaires ? Dios me ampare ! Tu es là tranquille et le sabre au fourreau, sans une goutte de sang sur tes habits. Que signifie cette conduite, compagnon ? Serais-tu traître, toi aussi, par hasard ?

À cette accusation, le caporal feignit une grande colère, et il répondit en fronçant les sourcils et en dégainant son sabre qu’il brandit avec menace :

— Qu’est-ce à dire, lieutenant ? s’écria-t-il ; est-ce à moi que s’adresse une telle insulte ? Est-ce moi, le partisan le plus dévoué de notre benemerito général, que vous traitez de sauvage unitaire ? Vive Dios !

— Allons, calme-toi, répondit le lieutenant, qui, de même que tous les hommes de son espèce, était aussi lâche que cruel, et que la feinte colère du caporal intimida, je n’ai pas voulu t’insulter, je sais que tu es un fidèle.

— À la bonne heure ! reprit Luco, car je ne suis pas disposé à entendre patiemment des reproches.

— Ne perdons pas notre temps en vaines paroles, dit un soldat en s’interposant, rayo de Dios ! il me vient une idée.

— Laquelle ? demanda don Torribio ; explique-toi ou crève, Eusebio.

Le drôle sourit avec satisfaction.

— Cette vieille masure est pleine de fourrages, dit-il : qui nous empêche d’y mettre le feu et de rôtir dedans tous les sauvages unitaires qui sont ici ?

— Vive Dios ! s’écria joyeusement don Torribio, ton idée est excellente, nous allons la mettre immédiatement à exécution ; le général sera content de nous lorsqu’il saura que nous l’avons débarrassé d’une quarantaine de ses ennemis par un moyen aussi expéditif ; que deux de vous autres s’occupent à disposer convenablement la paille, tandis que nous monterons à cheval, et nous rabattrons ces canailles par ici, car il ne faut pas qu’un seul de ces malvados échappe au châtiment qu’il a mérité.

Le lieutenant fit alors aux soldats signe de le suivre.

— Moi je garderai la porte, afin que personne de ceux qui sont ici ne sorte, dit Luco.

— C’est cela, mon brave, répondit don Torribio. Ah ! ajouta-t-il en s’adressant au soldat et en lui désignant la jeune fille toujours étendue sur le sol, avec la tête de celui qu’elle aimait suspendue à ses tresses, n’oublie pas, Eusebio, de placer deux ou trois bottes de paille sous le corps de cette belle enfant ; elle est bien durement couchée sur le sol raboteux, je désire que son sommeil soit paisible.

Et il sortit avec un ricanement de démon.

À peine fut-il hors de la salle que, sans prononcer un mot, le caporal leva son sabre, et, d’un revers appliqué sur la tête d’Eusebio, il lui fendit le crâne.

Le misérable tomba sans pousser un soupir, comme un bœuf qu’on assomme.

Le second soldat avait assisté à cette exécution sans manifester la moindre émotion.

— Hum ! fit-il en mordillant sa longue moustache grisonnante, voilà un joli coup, Luco, seulement je crains qu’il ne soit un peu précipité.

Le caporal, d’un geste, lui recommanda le silence, et, se penchant au dehors, il écouta avec attention.